L'ARCHIVISTE

 

Au centre de Clermont-Ferrand, au pied de la colline que domine la cathédrale restaurée au XIX ème siècle par les ouvriers dépéchés par Violet le Duc, se trouve un bâtiment qui, autrefois, était le couvent des Cordeliers. De nos jours, et depuis un certain temps déjà, les Cordeliers sont partis. Leur monastère est resté qui abrite des services préfectoraux. Naguère encore, on y trouvait les Archives Départementales, hantées chaque jour par les généalogistes amateurs, les étudiants en Histoire, les chercheurs de tout poil. Je fais partie de ceux-ci, et, à une période où je faisais des recherches sur divers aspects, de préférence anecdotique, pris par la Révolution dans le Puy de Dôme, j'ai fait la connaissance de Carine Batherdoux, une jolie jeune femme, qui m'a conté la petite aventure dont, quelques années plus tôt, elle avait été l'un des acteurs, le principal peut-être.

Carine est, je l'ai dit, jolie, très jolie. Si, un jour prochain, vous vous rendez aux Archives, vous n'aurez aucun mal à la reconnaître. Elle est assez, mais pas trop, grande. Elle se félicite de sa quarantaine triomphante, toute récente, et de son célibat inconditionnel. Elle porte régulièrement des vêtements de bonne coupe, arbore, malgré les demandes parfois peu empreintes de politesse de ses "clients", un sourire charmeur qui illumine son visage à l'ovale parfait. De grands yeux bleus, des cheveux châtains, châtain clair, qu'elle porte longs, dénoués sur ses épaules... Bref, elle a tout pour plaire. Et elle me plaît énormément... A côté de celà, elle n'est pas, absolument pas, farouche... Mais, si nous revenions à notre histoire...

C'était voilà dix ans environ. C'était avant le vote des lois concernant le harcèlement sexuel, au temps des promotions canapé. Carine avait depuis peu obtenu, grâce à ses qualités diverses, la charge de ce département des Archives, lorsque, un jour, elle constata que des souris avaient commencé, insidieusement, sournoisement, mais implacablement, la conquête de son domaine. Une d'abord, discrète, était venue. C'était un mâle. Les dossiers, chemises, cartons, paquets, liasses... divers fourniraient à la fois et en abondance le gîte et le couvert, aussi ladite souris ameuta-t-elle ses nombreuses fiancées, ses frères et soeurs, ses cousines et cousins, ses vieux parents...

Tant et si bien que, lorsque Carine prit conscience de la présence de ces squatters indésirables (mais, en est-il de désirables?), les Archives Départementales présentaient le même aspect qu'Hameln avant la venue de son flûtiste.

Les souris, obéissant au commandement divin "Croissez et multipliez!", méprisant allègrement stérilet, pilule, préservatifs (heureux animaux qui ne connaissent pas le SIDA) et autres moyens de contraception, et se laissant aller à une libido sans limites, s'étaient reproduites, avaient crû, s'étaient abondamment multipliées, elles grouillaient, pullulaient, fourmillaient... Tant et si bien qu'il y en avait partout.

Carine, fonctionnaire exemplaire, rédigea une note pour signaler le problème à son Chef de Service, une note en trois exemplaires. Le dénommé Balthazar Deux, Chef de Service, convoqua Carine, et, tout en caressant la chute admirable de ses reins, lui fit remarquer, un ton de reproche dans la voix, qu'elle avait rédigé son texte sur papier libre, ayant négligé d'utiliser le formulaire idoine, le formulaire 1789 ter, relatif à la présence d'éléments étrangers et perturbateurs dans l'enceinte des locaux de la préfecture. Néanmoins comme il avait pour elle (et sa chute de reins), la plus haute estime, il l'engagea, dans sa haute bienveillance, à refaire son travail de rédaction et à le lui apporter quelques minutes avant l'heure de la fermeture des bureaux.

Carine, écartant quelques souris, mit la main sur le formulaire, le remplit consciencieusement, et, à l'heure où toute bonne fonctionnaire commence à refaire son maquillage se rendit, pour la seconde fois de la journée, dans le bureau de son supérieur. Celui-ci était occupé à téléphoner à son épouse:

- Tu comprends, chérie, le préfet m'a convoqué à une réunion extraordinaire.

- ...

- Non, pas très tard, je pense rentrer dans un peu plus d'une heure

- ...

- A tout à l'heure, chérie, et prépare quelque chose de bon, je suis affamé.

Il raccrocha, reposa plutôt puisque son téléphone était tout de même récent, le combiné, pui se tourna vers Carine:

- Te voilà enfin. J'ai faim... de toi

Et il la culbuta sur la moquette du bureau.

Un peu plus tard, très peu, il consulta le dossier apporté par Carine et comprit le danger de la situation. Il réfléchit longuement, se gratta le sommet, glâbre, de sa tête, puis déclara:

- Cette affaire est trop grave, je ne puis la récler moi-même, cela dépasse mes compétences. Je vais la transmettre directement au cabinet de Monsieur le Préfet.

Carine remercia, sortit, se rendit au vestiaire où elle fit un brin de toilette, puis rentra chez elle.

Balthazar Deux avait trouvé l'affaire importante, urgente à tel point qu'il ne se passa que deux semaines avant que le document ne soit transmis au chef de cabinet de Monsieur le Préfet. Ledit chef de cabinet, Paul Hitaisse, convoqua immédiatement Carine pour se faire narrer les détails de l'affaire. Ce Paul Hitaisse était un homme fort civil qui écouta attentivement Carine avant de sacrifier à la coutume et de tester les capacités, qui lui semblaient grandes de la jeune archiviste. Après cet intermède satisfaisant pour les deux parties, il avoua son impuissance, son incapacité à régler ce problème et lui déclara qu'il allait demander son avis au préfet.

Et, un à un, Carine remonta tous les échelons de la filière administrative. A chaque fois, elle était convoquée car chacun de ses interlocuteurs rajoutait au bas du dossier que l'archiviste possédait toutes les qualités et compétences souhaitables chez une fonctionnaire ambitieuse. Et c'est ainsi qu'elle passa quelques minutes (ou heures selon la vigueur et le temps disponible de chacun) dans le bureau du préfet, puis dans celui du sous-chef de cabinet du ministre de... (vous comprendrez que je ne vous dévoile pas de quel ministre il s'agissait). Elle rendit aussi visite au Directeur de cabinet du Ministre puis au Ministre lui-même qui n'eut aucune hésitation à trancher, sans en référer à Matignon ou à l'Elysée:

- Mademoiselle, il vous faut acheter un chat et l'installer dans vos archives! Dès que ce sera fait, nous penserons à vous offrir une belle promotion. Les Archives Nationales ont besoin d'une responsable aussi dynamique, enthousiaste et performante que vous.

Carine rentra à Clermont-Ferrand, se procura un chat (il ne lui fallut, grâce à l'appui du Ministre que deux mois pour faire débloquer le crédit) qui, à peine entré dans le local où sont entreposées les archives commença sa chasse. Tel Nemrod, il en fit un massacre. Tel Attila, il était le "fléau de Dieu" des souris. Tel Jack l'éventreur, il les détruisit. Semblable à la bombe d'Hiroshima, il n'en laissa échapper aucune...

Carine faisait des rêves de promotion quand elle lut dans un journal (La Montagne) que le ministère avait changé. Son récent protecteur n'avait plus de fonctions officielles. Caractère heureux, elle ne se troubla pas et continua d'assurer son service.

Quelques temps plus tard, Carine remarqua un changement dans le comportement de son chat. Celui-ci passait le plus clair de son temps à se chauffer sur l'un ou l'autre des radiateurs, à dormir, à se toiletter, regardant souvent, très souvent, du côté de la porte... Et ce qui devait arriver arriva: les souris réapparurent. Et, comme la première fois, envahirent totalement les Archives. On ne pouvait plus déplacer la moindre boîte sans en voir quelques-unes grignottant, se léchant, trottinant sans crainte aucune.

Carine réagit alors très vite et signala cette seconde invasion des souris. Elle dut effectuer le même itinéraire, avec des personnages différents, mais qui avaient les mêmes exigences. Elle dut accepter les hommages de tous et se trouva en face du nouveau ministre. Celui-ci, après avoir, au sens biblique, fait sa connaissance, l'interrogea:

- Ainsi, Mademoiselle, vous avez un chat?

- Oui, Monsieur le Ministre.

- Et les souris sont revenues?

- Oui, Monsieur le Ministre.

- Et vous avez ce chat depuis quand?

- Depuis un peu plus d'un an, Monsieur le Ministre.

- Alors, Mademoiselle, ne soyez pas étonnée. Il est maintenant fonctionnaire titulaire!

Bernard VOLDOIRE