QUAND L’ARGENT SE PROMENE
Je m’appelle Bertrand Voiture, j’ai quarante-cinq ans, je suis célibataire, divorcé plutôt, et fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. Pas flic, non, ça, je n’aurais pas aimé, mais fonctionnaire, gratte-papier. Un peu plus tout de même puisque j’ai sous mes ordres quelques plus petits que moi. Depuis mon divorce, voici déjà quelques années, j’ai une vie bien rangée : une maîtresse au boulot et une autre à la maison. Enfin, tout près, dans la maison voisine plus exactement. Ma maîtresse "professionnelle" change au hasard des nominations et mutations. Le bruit a couru que j’avais quelque pouvoir dans les promotions de mes subordonnés, hommes et femmes, et j’en tire bénéfice. Les hommes savent, à l’occasion de mon anniversaire, des fêtes, ou tout simplement lorsqu’ils en trouvent le prétexte, me faire un petit cadeau. C’est ainsi que, grand lecteur, je n’achète jamais un livre. J’ai toujours en réserve, chez moi, une bonne bouteille qui ne m’a rien coûté. Parmi les plus beaux cadeaux que j’ai reçus, la grande comtoise qui orne mon salon, qui m’a été offerte lorsque j’ai fêté mes vingt-cinq ans de service, le mois dernier. Aussi, les hommes qui travaillent sous mes ordres sont-ils les mieux notés de tout le ministère, et leurs promotions sont rapides. Quant aux femmes, si certaines, les plus nombreuses, choisissent de faire comme les hommes, d’autres, au contraire préfèrent me faire des cadeaux plus intimes. J’apprécie également les deux, et comme leurs collègues masculins, elles ont un bon début de carrière. Comme, moi-même, je dois offrir de temps à autre un petit quelque chose à mon supérieur, il ne refuse pas mes propositions de promotion. Ce système est peut-être immoral, mais il fonctionne parfaitement à la satisfaction de tous ou presque (certaines jeunes femmes, et des hommes aussi, se voyant parfois soumises à une sorte de chantage de la part de certains de mes collègues). Ma maîtresse "domestique" est la même depuis plusieurs années. Elle, Carine, vit avec son mari et ses deux grandes filles dans un petit pavillon tout semblable au mien et d’une construction tout aussi légère. Je la vois chaque soir de semaine car, finissant mon travail à quinze heures, je rentre alors qu’elle est seule, et pour un long moment encore, dans sa maison. Bien entendu, étant mes plus proches voisins, Carine et Geoffroy Batherdoux sont mes meilleurs amis et il est tout à fait normal que je passe, en rentrant du boulot, dire un petit bonjour à la dame. En outre, c’est à elle que je confie mes chemises à repasser ainsi que de menues tâches ménagères, contre rétribution s’entend, les autres services étant gratuits. Ce matin-là, un dimanche, je lisais dans mon lit, ma lecture étant illustrée par les trilles d’un rossignol qui faisait savoir à toutes les petites rossignoles du voisinage qu’il était sans conteste, le plus beau, le plus fort de tous les rossignols de la région, qu’en outre, il était un amant incomparable, qu’il serait un compagnon tendre et dévoué qui saurait prendre soin de sa future compagne et des nombreux rossignolets qu’ils allaient, sans tarder, engendrer. Je lisais donc comme chaque dimanche matin lorsque la sonnette retentit. Une sonnerie, des sonneries plutôt, insistantes, impérieuses. " - Ouvre, Bertrand. C’était Geoffroy, mon "meilleur et seul ami ". - Dépêche-toi. Je sais que tu es là. Ce ton de voix péremptoire ne me dit rien qui vaille. Le cocu aurait-il appris ? Se douterait-il ?
Visiblement, Geoffroy ne savait plus quoi dire, n’osait pas dire tout haut ce qu’il pensait.
Sur ces bonnes paroles, Geoffroy rentra chez lui et je pus reprendre le cours de ma lecture. J’avais à peine retrouvé ma sérénité, ma position, avais à peine plongé à nouveau dans les aventures de Dom Bougre que de nouveaux coups de sonnette retentirent.
La journée se passa tranquillement. Je pus achever mon roman sans être à nouveau dérangé, me rendre chez mes amis pour l’apéritif, m’offrir un festin composé d’une boîte de sardines et d’un morceau de cantal, lire, ou plutôt relire deux autres romans du dix-huitième, téléphoner à Marjolaine, ma petite secrétaire préférée et lui rappeler que le lendemain je lui offrirais un bon repas car elle allait quitter mon service pour un autre plus prestigieux. Je m’apprêtais à me doucher lorsque la sonnerie retentit, aussi impérieuse que le matin. Le doigt sur le bouton, Geoffroy appuyait, appuyait, avec insistance et impatience.
Il se verse un grand verre de whisky, le vide d’un trait, en prend un autre qu’il assèche tout aussi rapidement.
Quelques minutes se passèrent quand, à nouveau, la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre. C’était encore Geoffroy. Il avait l’air hagard, perdu. Il marmonnait des paroles inintelligibles.
Il parvint, après bien des efforts à dire de façon intelligible
Il se mit alors à pousser des cris bizarres, puis à manger, un à un, les billets. Je tentai, en vain, de l’en empêcher. Je téléphonai alors à un de mes amis psychiatre. Quelque trente minutes plus tard, une ambulance emmena Geoffroy Batherdoux vers une maison de repos. Je me rendis alors chez Carine pour la prévenir de ce qui s’était passé et éventuellement la consoler. - S’il m’avait dit quelque chose, à moi, sa femme, je lui aurais tout expliqué. Il n’y a rien de mystérieux ni de surnaturel. Lorsque Geoffroy est venu chez toi ce matin, Marine a téléphoné depuis Deauville. Elle avait emprunté deux mille francs à son père en partant au petit matin. Elle voulait aller jouer un peu aux courses et comptait le rembourser soit avec ses gains, soit demain matin à l’ouverture des banques. Comme son père n’était pas là, j’ai remplacé les billets disparus par des miens. C’est pourquoi il a pu trouver la somme intacte. A son retour, Marine qui avait gagné quelque argent et repartait fêter ce succès avec ses amis a placé discrètement les deux mille francs parmi les autres billets, ce qui explique l’argent en trop. Un peu plus tard, j’ai récupéré les miens pour remettre tout en l’état. Je pensais lui éviter de se mettre en colère devant l’imprudence et l’incorrection de sa fille. |