LA CHANCE DE BENOIT VION

Pont Audemer est vraiment une magnifique petite ville de Normandie. Chaque lundi, du matin jusqu'au soir, le marché s'étend sur le centre ville. Les autres jours de la semaine, c'est une bourgade vivante avec ses nombreux et florissants commerces.

C'est là que vivait, dans la petite cité qui se trouve à la sortie de la ville, sur la route de Honfleur, Benoît Vion, un ouvrier spécialisé, que la formule est belle ! , âgé de près de quarante ans. Marié à Alexandra, il était père d'une nombreuse famille, six enfants, et se trouvait heureux dans son ménage, heureux dans son travail, heureux dans sa vie...

Un beau jour, beau car ce jour-là il faisait un soleil qui évoquait la Provence, il rentra chez lui à la fin de sa journée, de sa semaine de labeur. Un courrier l'attendait, émanant de la tannerie où il travaillait. En gravissant les marches qui le conduisaient jusqu'à son troisième étage, il décacheta la lettre et la lut. On lui annonçait, sans ménagement aucun, son licenciement immédiat pour cause de compression de personnel. Il percevrait les indemnités légales, mais il n'était pas nécessaire qu'il se rendît à l'usine. Son argent, quelques dizaines de milliers de francs, était dores et déjà versé sur son compte bancaire.

Il entra chez lui. La nouvelle n'était pas si mauvaise. Avec ses indemnités, il allait prendre un petit restaurant dans la campagne normande et, ainsi, réaliser l'un de ses rêves. Car Benoît Vion avait toujours aimé cuisiner. Ses amis tenaient sa table pour l'une des meilleures de la région. Son coq au vin, ses cailles aux pommes et au cidre, ses sauces diverses et toutes plus goûteuses les unes que les autres faisaient l'admiration de sa famille et de ses relations. La porte à peine ouverte, il lança :

- Chérie, nous allons pouvoir...

Le reste de sa phrase lui resta en travers du gosier, comme une arête qu'il aurait oubliée en préparant son fameux brochet à la crème.

L'appartement était vide. Entièrement. Plus un meuble, plus un luminaire, même pas une seule ampoule, plus rien... qu'un peu de poussière et les empreintes des meubles sur le carrelage synthétique. Plus rien qu'un bout de papier fixé au mur à l'aide d'une punaise. Il regarda longtemps le papier, n'osant lire ce qu'il pouvait lui révéler. Même s'il se doutait du contenu du message, il ne voulait pas, il n'osait pas plutôt, en prendre connaissance. Enfin, des heures, ou des minutes, plus tard, il s'approcha du mur, détacha le papier, le déplia et lut :

- Benoît, j'en ai assez de vivre avec un minable. D'autant plus que j'ai appris avant-hier ton renvoi. Je pars en Australie avec ton contremaître, qui est mon amant depuis cinq ans et le père de mes deux derniers enfants. Ces deux-là, je les emmène avec moi. Les autres sont chez ta sœur à Corneville, c'est bien la place des enfants de la cloche que tu es. Tu pourras les récupérer quand tu voudras. Adieu.

Benoît Vion s'assit par terre et se mit à pleurer. De rage. Son amour propre était profondément blessé. Ces gosses qu'il avait aimés comme s'il en avait été le géniteur n'étaient même pas à lui ! Sa femme en qui il avait cru, l'avait trompé ! Ah ! s'il l'avait sous la main, elle passerait un sale quart d'heure. Lui si calme, si doux, se sentait des envies de meurtre.

Enfin, il se reprit. Tout n'était pas perdu. Ses projets, il les mènerait à bien malgré tout. Seul, ou avec une autre. Il ne manquait pas, dans la région, de femmes qui accepteraient de travailler avec lui. Nombreuses sont celles qui seraient prêtes à changer leur condition d'ouvrière contre celle d'associée, et qui sait, de compagne, dans un restaurant. Pourquoi pas d'ailleurs la femme délaissée de ce salaud de contremaître ? Elle aussi devait pleurer chez elle. Il tenta, en vain, de lui téléphoner. Elle devait être allée se réfugier chez une parente ou une amie...

Il passa une grande partie de la nuit et tout le week-end à réfléchir. Auparavant, il avait pris des nouvelles de ses enfants auprès de sa sœur. Et dès le lundi matin, il était prêt à agir. Il se rendit d'abord à l'agence immobilière de la rue de la République, et, tout de suite, trouva ce qu'il cherchait : un petit restaurant idéalement situé au carrefour de Malbrouk, sur le bord de la route qui mène de Paris à Deauville, la nationale treize. Il y avait de l'or à gagner en ce lieu idéal. Bien sûr, c'était un peu cher, mais sa banque, avec laquelle il n'avait jamais eu d'ennuis, lui consentirait sans discuter un prêt. Avec l'agent immobilier, ils se rendirent sur les lieux. Le restaurant était tenu par un couple qui avait décidé, après vingt ans de labeur, de prendre une retraite bien méritée.

Ce restaurant était vraiment une aubaine, aussi ne perdit-il pas la moindre seconde. Il se rendit à la banque et demanda un entretien au directeur de l'agence. Celui-ci le reçut sur-le-champ :

- Bonjour Monsieur Vion. Vous avez l'argent ?

- Quel argent ?

- Monsieur Vion, vous avez un découvert sur votre compte. Et j'ai ici plusieurs chèques en instance. Que comptez-vous faire ?

Benoît Vion n'en crut pas ses oreilles.

- Quoi ? Mais je n'ai jamais eu de découvert ! Et même, j'ai dû recevoir une grosse somme de l'usine. Vous vous moquez de moi !

- Hélas, non. Vous avez bien reçu, jeudi, la somme dont vous parlez, mais votre épouse l'a retirée le jour-même, n'a pratiquement rien laissé sur le compte. Et depuis vendredi, elle a émis des chèques. Beaucoup de chèques. Pour plus de deux cent mille francs.

- Que puis-je faire ?

- Rien. Ou plutôt si. Je peux garder ces chèques jusqu'à demain. Mais il vous faudra avoir versé dès demain matin la somme sur votre compte, sinon vous risquez la correctionnelle et la prison.

- Mais puisque ce n'est pas moi, que c'est ma femme...

- C'est votre compte et vous lui avez donné procuration. Vous n'aviez qu'à être plus prévoyant. A demain. Avec l'argent.

Il répondit machinalement au salut et sortit. Pour s'engouffrer dans le plus proche café où il commanda du calvados... Dans un grand, très grand verre. Bien qu'étonné, le barman le servit, dans le plus grand de ses verres. La bouteille y passa toute. Benoît avala l'alcool d'un trait ou presque... puis fit quelques pas avant de s'effondrer sur une chaise. Tête et cou jetés en arrière.

Un peu plus tard, il reprit conscience sous les regards amusés des autres consommateurs. Et sortit, aussi dignement que lui permettait son état. Il retrouva son vieux cyclomoteur et prit la route de Deauville. Il avait décidé de réussir et réussirait malgré tout.

Il ajouta de très nombreux virages à ceux que comporte normalement la route, puis, à mesure que disparaissait son ébriété, il respecta de mieux en mieux le tracé originel. A Honfleur, il avait complètement dessoûlé, et s'offrit même le luxe d'une petite promenade sur la jetée, d'un regard sur le nouveau "Pont de Normandie"...

Puis il prit la route, fort agréable, du bord de mer et arriva sur les hauts de Trouville. Il stationna son engin devant le casino, alla faire l'emplette d'une cravate, et, en attendant l'ouverture de la salle de jeux, fit une petite promenade sur les célèbres "planches". Il compta ses derniers sous, cent cinquante francs seulement ! Il n'avait pas le droit à l'erreur, mais, cette nuit, il ferait fortune. La malchance devrait céder devant son obstination.

Enfin, ce fut l'heure. Il entra parmi les premiers, changea sa maigre fortune contre des jetons et se planta devant l'une des machines à sous. Pendant deux heures, il alterna succès et échecs. Son pécule était le même qu'au départ lorsqu'il reçut enfin le signe qu'il espérait. Une pluie de jetons sortit de l'appareil. Le bandit manchot rendait gorge. Ce n'était pas la fortune, bien sûr, pas encore, mais cela n'allait pas tarder. Il ramassa ses jetons et se rendit à la caisse pour les changer contre des plaques.

Il se plaça devant la table de roulette et commença à jouer. Il jouait en amateur, prudent, n'osant risquer, peu sûr qu'il était de sa chance toute neuve. Mais celle-ci ne l'abandonnait pas. Son tas de plaques grossissait peu à peu. Les centaines de francs cédèrent la place à des milliers, puis à des dizaines de milliers. Déjà, les dettes faites par la traîtresse étaient comblées. Il mit la somme de côté.

Il lui fallait maintenant gagner son restaurant. Et il recommença à accumuler, une à une, les plaques. De mille en mille francs, il constitua un pécule. Nombre d'autres joueurs avaient cessé de participer à la partie pour le regarder. Sa manière de procéder avait changé. Il ne se contentait pas de petits gains, mais, visant la réussite de son projet avant la fermeture, il prenait de plus en plus de risques. Mais il restait froid, concentré sur son objectif, n'était absolument pas gagné par la fièvre du jeu.

Enfin, la somme désirée, frais de notaire compris, fut réunie. Il rassembla ses plaques et ne répondit pas à l'appel du croupier: "A vos jeux, messieurs, faites vos jeux ! Rien ne va plus !"

C'est à ce moment-là qu'il se produisit un phénomène bizarre. Au bar, les verres se mirent à s'entrechoquer faiblement, puis, les lustres du plafond commencèrent à se balancer. Le sol semblait onduler. Puis tout s'arrêta, aussi soudainement que cela avait commencé. Personne n'avait eu le temps d'avoir peur.

Sur France Inter, quelques minutes plus tard, un flash d'information annonça l'événement : "Un faible tremblement de terre s'est manifesté au large des côtes normandes. La secousse a été légèrement ressentie dans la région de Deauville. On ne déplore qu'une seule victime : au casino, un homme, qui avait amassé une fortune au cours de la soirée, est mort de la chute d'un lustre."