LES TROIS MIRACLES D'UNE NUIT DE NOEL

 

Françoise Yves était institutrice. Quoique jeune..., enfin, pas encore tout à fait vieille, elle ressemblait aux institutrices des caricatures. Ses verres posés à la pointe de son nez, ses bras haut croisés sur la poitrine, ses vêtements stricts lui conféraient l'air revêche qui a fait la célébrité de cette profession. Elle parlait d'un ton rogue, était toujours prête à gronder, à crier, à vociférer... Elle semblait, et elle était (était-ce dû à sa vie sexuelle aussi riche et passionnante que celle d'un hérisson qui vivrait avec une brosse à reluire ?), aussi aigrie... qu'une endive mal braisée.

Elle vivait seule, sans même un chat, une tortue ou un poisson rouge pour lui tenir compagnie, dans un appartement situé tout en haut d'un immeuble de six étages, un petit trois pièces où elle avait suffisamment de place pour mener sa "joyeuse" vie de célibataire.

Elle avait été mariée... autrefois..., des années plus tôt..., depuis si longtemps qu'elle ne pouvait s'en souvenir... à un homme qui, malgré tous ses efforts, malgré toute sa tendresse, n'avait pu parvenir... à la faire crier... sauf lorsqu'elle lui faisait remarquer que son col de chemise était sale... qu'il avait mal beurré sa tartine matinale... qu'il... qu'il...

Car elle n'était jamais contente. Elle ne prenait de réel plaisir, un plaisir quelque peu sadique, que lorsqu'elle corrigeait les copies de ses élèves, lorsqu'elle voyait qu'ils étaient tombés tête baissée dans les pièges qu'elle leur tendait.

Pauvres élèves qui ne savaient pas que, pour réussir à l'école, il faut et il suffit, non d'être intelligent et bien travailler, mais de... deviner ce qu'attend l'enseignant !

Or donc, les jouissances de Françoise Yves étant ce qu'elles étaient, elle ne fut pas outre mesure touchée lorsque son mari, le sensuel, le tendre, le fidèle malgré tout, Benjamin Vitation décida de voguer vers d'autres cieux, de la quitter pour une femme dont il avait pensé qu'elle était plus douce, plus émotive, plus compréhensive et plus sensible à ses caresses. Comme il avait eu le bon goût de ne pas la féconder, la vie de notre héroïne n'en fut pas réellement bouleversée.

Et l'une après l'autre, se ressemblant toutes, monotones, les années, presque vingt, avaient passé. Françoise Yves avait maintenant franchi le cap de la quarantaine et sa vie était toujours la même. Pour elle, pas de quarantièmes rugissants, mais une sempiternelle alternance entre l'école où elle sévissait et les musées (du monde entier) qu'elle visitait durant ses vacances. Les hommes, pensait-elle, ne lui manquaient pas, et elle les jugeait aussi utiles à la société qu'un congélateur peut l'être à un esquimau dans son igloo sans électricité, aussi utiles aux femmes qu'une paire de chaussures peut l'être à un cul-de-jatte. Elle parvenait tout juste, faisant en cela preuve d'indulgence, à comprendre que certaines femmes pouvaient être assez perverses pour apprécier leur compagnie, mais cela n'allait pas plus loin...

Bien entendu, comme nombre de ses collègues, malgré une éducation religieuse reçue dans son enfance, elle affichait un athéisme sans faille, un agnosticisme intégral (intégriste ?). Elle ne pénétrait dans les temples, églises, mosquées, synagogues... et autres lieux de prières que pour parfaire sa culture. Et si, cela arrive parfois, elle devait assister à un mariage ou un enterrement, elle mettait un point d'honneur à patienter, tout le temps de la cérémonie religieuse, devant la porte du lieu saint..., quel que soit le temps, même s'il pleuvait des cordes, même lorsque le thermomètre indiquait des températures dignes de la Sibérie.

Françoise Yves en était là de son évolution, c'est à dire au point zéro, en cette veille de Noël de l'année 19.. Elle avait, comme chaque année refusé l'invitation de ses parents à passer la soirée avec eux. "Noël est une fête religieuse, et il ne faut surtout pas le célébrer, de quelque manière que ce soit." se plaisait-elle à répéter.

Comme presque chaque soir, elle s'était installée devant son téléviseur (ce soir, elle avait mis une cassette documentaire dans son magnétoscope pour échapper aux festivités) et se cultivait assidûment tout en se "régalant" d'une tranche d'un jambon (dont l'inénarrable Jean-Pierre Coffe aurait pu dire : "C'est de la Merde !"), d'une boîte de macédoine tiédie et d'un fromage sans goût. Son dessert, ce serait, équilibre oblige, une pomme.

Elle allait justement commencer cette pomme lorsqu'elle entendit, dans sa rue ordinairement si tranquille des cris, des coups de feu...

Vaguement inquiète, mais poussée par la curiosité, elle sortit sur son palier... et vit arriver un jeune homme, presque un enfant, qui, la bousculant presque, pénétra dans son appartement et alla se cacher dans le débarras attenant à la cuisine, le débarras où elle rangeait, soigneusement, ses boîtes de conserve et ses produits d'entretien. Elle l'avait vu s'engouffrer dans ce pauvre refuge depuis quelques secondes, mais n'avait pas encore réalisé ce qui se passait lorsqu'elle vit arriver sur son palier, essoufflé, le front ruisselant de sueur, l'arme au poing, le commissaire Moifaure. Il avait l'air à la fois terrible et comique. Ce gros homme qui soufflait comme un bœuf après les labours, mais armé d'un si gros pistolet (ou revolver, elle ne savait pas). Le Commissaire connaissait Françoise, lui ayant confié son rejeton la précédente année scolaire, il connaissait surtout sa très grande intransigeance envers les petites filouteries que les enfants peuvent commettre à l'école.

- Madame, avez-vous vu un jeune homme ?

-Non, Commissaire Moifaure. J'ai entendu du bruit, je suis sortie sur le palier pour essayer de comprendre ce qui se passait, mais je n'ai rien vu... ni personne. Mais qui donc cherchez-vous ?

Elle fut elle-même surprise d'avoir répondu qu'elle n'avait vu personne. Où était passée son honnêteté ? Mais le commissaire ne mit pas sa parole en doute, et, sans se donner la peine de répondre à la question qu'elle avait posée, se détourna sans même la saluer et alla sonner à la porte palière, chez les voisins du dessous... Ils étaient absents. Tous les appartements de l'immeuble, à part celui habité par Françoise, étaient vides en cette nuit de Noël. Le commissaire regarda vers le plafond, hésita, puis, après quelques secondes, renonça à grimper sur le toit... puis il quitta les lieux. Apparemment, sa proie lui avait échappé.

Françoise, pendant ce temps, était rentrée chez elle. Elle attendit d'être certaine que la police avait quitté définitivement les lieux pour ouvrir la porte qui protégeait, bien mal, son visiteur inattendu.

- Venez-là jeune homme, vous ne risquez plus rien.

Le voyou s'approcha, timidement. Françoise Yves n'avait pas peur. Il est vrai que le jeune homme avait un air si penaud, si perdu... Un oisillon tombé du nid n'aurait pas semblé plus vulnérable.

Elle le fit asseoir, et ils commencèrent à bavarder. Il lui raconta tout, son enfance, son adolescence, comment, pour se prouver qu'il était un homme, il en était arrivé à commettre quelques erreurs, quelques petits larcins... des peccadilles. Rien de vraiment grave.

Et, tout arrive, elle l'écouta, attentivement, avec une compréhension dont elle ne se serait pas crue capable. Elle prépara même une copieuse collation, parvenant à trouver, dans le fameux débarras et dans le réfrigérateur, de quoi composer un véritable repas de fête. Et, pour la première fois de sa vie peut-être, elle prit plaisir à cuisiner. Elle prit, pour la première fois, plaisir à boire un peu de vin de Bordeaux. Elle prit, pour la première fois, plaisir à manger. Elle prit, pour la première fois, plaisir à bavarder.

Leur conversation dura des heures, la nuit entière. Assis côte à côte, ils virent le jour poindre (en cette saison le jour vient bien tard), et, après une poignée de main empreinte de tendresse, riche de promesses, ils se séparèrent. Le jeune homme partit pour le commissariat. Ses fautes n'étaient pas si graves... Il pouvait espérer une peine légère, le sursis probablement.

Françoise se rendit, après avoir acheté un cadeau, le premier cadeau de Noël qu'elle faisait ! , chez ses parents qui la reçurent plus que chaleureusement, sans montrer leur surprise. Premier miracle de cette nuit !

Le 3 janvier, c'était la rentrée. Ses collègues ne la reconnurent pas, ses élèves non plus. Elle était transfigurée, humanisée. Elle était devenue ce qu'elle était au fond d'elle-même : une ravissante jeune femme... Second miracle !

A quelques temps de là, troisième miracle de cette nuit mouvementée, elle rencontra un homme, et, comme dans les contes, ils se marièrent mais... différence avec les contes, n'eurent aucun enfant.

Françoise Yves, non, maintenant elle s'appelle à nouveau Françoise Vitation puisqu'elle a épousé son ex-mari, devait souvent revoir le beau jeune homme. En prison d'abord, puis tous les jours chez elle... Il était bien normal qu'elle s'occupât du jeune Albin Vitation, le fils de son mari !