UNE INSTITUTRICE EXEMPLAIRE

 

Dans un couloir de l’Inspection Académique des Yvelines, face à une porte capitonnée, deux jeunes femmes attendaient, main dans la main. Elles restaient silencieuses, échangeant de temps à autre un sourire contraint. L’une d’elles, qui semblait la plus jeune, portait un tailleur strict dont la jupe dévoilait à peine ses genoux. L’autre, un peu plus âgée apparemment, était vêtue d’un ensemble en jean, dont le pantalon moulait des cuisses avenantes.

La porte s’ouvrit, et, comme prises en faute, elles cessèrent tout contact.

  • " Mademoiselle Chadourne ? " interrogea celui qui avait ouvert.
  • Oui.
  • Entrez.

La jeune femme au tailleur s’était levée à l’appel de son nom et pénétra dans un bureau au mobilier imposant. Devant le meuble principal, deux fauteuils étaient déjà occupés. Il ne lui restait qu’une chaise.

  • Asseyez-vous.

L’huissier s’éclipsa. Elle s’installa, à l’avant de la chaise, les mains serrées sur les genoux, fixant son regard droit dans les yeux du personnage principal, qu’elle savait être l’Inspecteur d’Académie Inquiète visiblement, elle attendait la suite des événements. A sa droite, ne la regardant pas, un homme qu’elle connaissait trop, monsieur Passepoil, inspecteur primaire de son état, et, à l’occasion, harceleur sexuel. Ne lui avait-il pas promis une promotion rapide si elle se montrait " gentille "avec lui ? Ne l’avait-il pas menacée à la suite de ses refus répétés ? A sa gauche, une jeune femme, un bloc-notes sur les genoux la regardait avec un sourire. De compassion ?

  • Mademoiselle Béatrix Chadourne, vous savez pourquoi vous êtes ici ?
  • Pas exactement.
  • Je vous expose donc les faits. Monsieur Passepoil, votre inspecteur (elle tourna la tête vers son voisin de droite) nous a fait part de problèmes qu’il rencontre à cause de vous. Votre travail,dit-il, est manifestement insuffisant. N’est-ce pas Monsieur Passepoil ?
  • Mademoiselle Chadourne n’a rien à faire dans l’enseignement. De plus sa vie privée…
  • Nous y venons. Donc, non content de ne pas corriger vos cahiers et de ne pas préparer suffisamment vos cours, il semblerait que vous avez une liaison avec une autre femme. Qu’avez-vous à dire à ce propos ?
  • Mais, monsieur l’inspecteur d’Académie, il s’agit justement de ma vie privée, et il n’y a aucun texte qui interdise les relations homosexuelles.
  • Il est vrai, mais néanmoins, votre liaison fait scandale dans le petit village de Gadant le Long où vous êtes en poste.
  • Si les gens s’occupaient davantage d’eux-mêmes plutôt que de la vie des autres…
  • Ne soyez pas insolente. De plus, votre liaison les scandalise, non pas tant parce que votre amie est une femme, que parce qu’elle est l’épouse du maire.
  • C’est lui qui s’est plaint ?
  • Il nous a remis une pétition demandant votre départ. Pétition que lui-même n’a pas signée.
  • Mais qu’il a fait signer en faisant du porte à porte.
  • Cela, c’est vous qui l’affirmez. Revenons à notre sujet. Avez-vous, oui ou non, une liaison avec Madame Pauline Hespéret ?
  • Oui.
  • Donc, vous ne pouvez plus rester en poste dans ce village, et vous devrez en changer dès le début de la semaine prochaine. Il vous reste donc quatre jours pour rassembler vos affaires. Votre remplaçant prendra ses fonctions dès demain matin.
  • Mais pour son manque de travail, elle n’aura pas de sanction ? insista monsieur Passepoil.
  • J’y viens. Mademoiselle, Monsieur Passepoil demande que soit ouverte une procédure en vue de votre radiation de l’enseignement. J’ai personnellement décidé de vous donner une chance (Connaissait-il les goûts de Monsieur Passepoil pour la chair fraîche de ses toutes jeunes subordonnées et mettait-il en doute la sincérité de son commentaire pédagogique ?). Lundi matin, vous entrerez en poste à Essartville, dans une classe de CM2. Il ne s’agit pas là d’un cadeau, car quatre personnes déjà se sont succédées sur ce poste depuis la rentrée. Vous recevrez par la poste votre avis officiel de nomination. Si vous échouez, le processus de radiation sera engagé. Si, comme je vous le souhaite, vous réussissez, il ne restera dans votre dossier pas la moindre trace des événements qui m’ont conduit à vous convoquer ici. Je ne suis en effet pas chargé de censurer la vie privée de mes subordonnnées. Par contre, leur professionnalisme m’incombe. Au revoir mademoiselle et bonne chance.
  • Au revoir monsieur l’inspecteur d’Académie.

Béatrix se leva et sortit. Dans le bureau, seule la secrétaire, qui avait pris des notes durant tout l’entretien, la salua d’un joli sourire. Béatrix se demanda pourquoi : solidarité féminine ? raisons plus personnelles ? Elle alla rejoindre son amie.

Celle-ci l’attendait, et toute son angoisse se manifesta en un seul mot :

  • Alors ?
  • Je vais devoir te quitter.
  • Tu ne veux plus de moi ?
  • Non, mais je dois quitter le village avant lundi pour aller dans une banlieue pourrie. C’est ça ou la porte.
  • Je pars avec toi.
  • Tu quitterais ton mari, ton confort ? Alors que je ne sais même pas où je vais loger dans cette zone ?
  • Evidemment puisque je t’aime. A moins que tu ne veuilles pas de moi ?
  • Tu es folle. Je t’aime et veux rester ta maîtresse, mais…
  • Pas de mais. Nous avons peu de temps et surtout pas de temps à perdre.

Le lundi suivant, elles avaient résolu leurs problèmes immédiats, et, quelques minutes avant l’ouverture de l’école Paul Bert de Essartville, Béatrix frappait à la porte du bureau du directeur. Celui-ci, Edgar Dunaure, un homme de haute taille à l’accent méditerranéen prononcé, aux cheveux poivre et sel, la reçut avec le sourire :

  • Mademoiselle, c’est la première et dernière fois que je vous appelle ainsi. Dorénavant je t’appellerai par ton prénom et te tutoierai. Tous, entre collègues, nous nous tutoyons. Pour ne rien te cacher, cette école est difficile, très difficile. A part quelques vieux ou vieilles qui, comme moi, sont là depuis plus de vingt ans, les nouveaux arrivants n’ont qu’une envie : décamper.
  • J’essaierai de me plaire ici.
  • Nous allons dans ta classe et je te présenterai aux collègues ensuite.

Et, tout en parlant, ils se rendirent au deuxième étage du bâtiment principal. Cette construction datant de la fin des années soixante était à peu près bien entretenue et n’avait pas trop souffert des années. La classe où elle allait désormais officier était claire, orientée sur le bâtiment annexe (l’école rouge) un bâtiment plus ancien construit en briques. Elle pouvait aussi, de ses fenêtres voir l’école maternelle et le plateau de sports.

Quelques instants plus tard, dans la cour, Edgar Dunaure lui présenta ses collègues :

  • Alain Therrieur, notre syndicaliste de choc. Il est au courant de tout et se démène au service de chacun.

L’intéressé, un quinquagénaire à l’abdomen qui commençait à s’épanouir lui sourit :

  • Quels que soient tes soucis, n’hésite pas à en parler.

Notre doyenne, Nicole Hofanne, qui est là depuis un peu plus de temps que moi.

L’institutrice ainsi désignée fit à Béatrix un grand sourire :

  • Tu sais, ici, le boulot est pénible, mais qu’est-ce qu’on s’entend bien ! Et surtout quelles parties de rire !

Notre chanteur, qui a un CM2, comme toi.

Un autre quinquagénaire, à l’épaisse barbe, lui déclara :

  • J’espère que tu te plairas parmi nous.
  • L’autre Nicole, Nicole Haig, presque une jeunette, elle n’est là que depuis vingt ans.

Celle-ci, une superbe blonde, portant une robe rouge moulant ses formes parfaites, inspira à Béatrix des idées que sa maîtresse n’aurait pas du tout appréciées. De plus, la voix douce, les yeux pétillants et la bouche appétissante finirent de la troubler

  • Tu connais maintenant tous les vieux. Au tour des jeunes maintenant.

Le directeur prit à nouveau la parole pour lui présenter tous les autres enseignants. Mais Béatrix, encore sous le charme de Nicole Haig, ne prêta que peu d’attention à ceux-ci, hommes et femmes, qui lui semblèrent ternes par rapport aux anciens de l’école.

Puis, la cloche retentit et les élèves se rangèrent, plutôt mal que bien, sous le préau. Un vacarme épouvantable régnait. Le silence se fit cependant quand les maîtres s’approchèrent chacun de son rang respectif. L’ordre régnait lorsque les rangées, une à une commencèrent à monter dans les étages. Le directeur accompagna Béatrix et ses élèves jusqu’à leur classe puis, après avoir présenté la nouvelle institutrice aux enfants, s’éclipsa.

  • Je suis donc votre nouvelle institutrice. Quels sont ceux, parmi vous, qui aiment l’école ?

Rien. Pas un bruit. Pas un doigt levé… Si, un, qui appartenait à une fillette au teint clair.

  • Tu aimes l’école ?
  • Ben… Oui… un peu

Les autres élèves s’agitèrent et commencèrent tous ensemble à avancer leurs arguments :

  • L’école ça sert à rien. Ca ne nous empêchera pas d’être au chômage.

Et autres arguments du même acabit.

Béatrix prit la parole.

  • Je vais sortir pendant quelques minutes. Sur le tableau, j’ai inscrit le texte d’une proposition que je vous fais aujourd’hui. Vous la lirez pendant mon absence et en discuterez. A mon retour, vous voterez. Et, selon le résultat du vote, nous passerons l’année à travailler d’arrache-pied ou si vous le décidez, nous nous contenterons de regarder la télé et faire des jeux. A tout à l’heure.

Les enfants, surpris, n’eurent aucune réaction. Cette démarche les surprenait, eux qui avaient déjà, cette année usé quatre enseignants en deux mois. Aucun de celles et ceux qui étaient passé avant celle-ci n’avaient eu ce type de démarche. On leur demandait leur avis et on s’engageait à le respecter ? C’était nouveau pour eux. La lecture du tableau les surprit encore plus, et leur discussion fut brève. Ils allaient, d’enthousiasme, adopter les propositions de cette étrange meuf et la suivre dans son projet.

Si bien qu’au retour de Béatrix, le vote ne fut qu’une formalité. L’unanimité s’était faite autour de son projet.

Et, dès ce moment, l’attitude de ces enfants difficiles changea. On les vit travailler sans relâche, apprendre leurs leçons, faire leurs devoirs sans rechigner. Ils étaient transformés. Le directeur de l’école n’en revenait pas. Les enseignants non plus qui interrogèrent Béatrix sur ses méthodes. Chacun voulait savoir, et, à chacun elle répondait :

  • Je ne sais pas comment cela se fait... Ils ont dû me trouver sympathique.

Nicole Haig, qui s’était aperçue que Béatrix ressentait pour elle une certaine attirance, tenta, mais en vain, d’arracher son secret à sa collègue. Elle était quelque peu tentée par une aventure mais n’osa jamais franchir le pas et leurs relations ne dépassèrent pas le stade des désirs inavoués, de la tendresse retenue, des baisers rêvés…

Ses amours avec Pauline Hespéret continuaient, orageuses parfois, mais toujours pleines de sensualité. Pauline avait trouvé un petit boulot et, toutes deux vivaient plutôt bien. L’attirance que Béatrix éprouvait pour Nicole ne nuisait pas à son couple. Béatrix était heureuse.

Dans le courant de l’année, les élèves du Cm2 de Mademoiselle Chadourne participèrent à tous les concours organisés par l’inspection académique des Yvelines ou le rectorat de Versailles. Et, chose jamais vue, à chaque fois ils se distinguèrent. Premiers du concours de mathématique, ils se classèrent parmi les meilleurs au concours d’orthographe, gagnant même leur sélection pour la dictée télévisée. Ils remportèrent également un prix de projet scientifique, des accessits pour leurs travaux de rédaction, de recherche historique.

Ces succès étaient si retentissants que l’inspecteur d’Académie décida d’honorer publiquement Béatrix Chadourne, en présence de Monsieur Passepoil, l’inspecteur qui avait rédigé de si mauvais rapports sur sa subordonnée.

Et, le dernier jour de classe de cette année scolaire, un podium fut dressé dans la cour de l’école Paul Bert d’Essartville.

Tous les officiels étaient présents. Le recteur, l’inspecteur d’Académie, la ministre chargée des écoles même. Elle était, bien entendu, suivie de la télévision. D’autres encore étaient venus, et tous les enseignants et élèves de l’école.

A l’heure dite, les élèves du CM2 montèrent sur le podium. Ils portaient un énorme paquet cadeau, destiné sans aucun doute à leur maîtresse. Mais où était-elle ? Personne apparemment ne l’avait vue. On s’interrogeait. Les personnalités consultaient leur montre. N’allaient-ils pas être en retard à quelque réunion ?

Tout à coup, le carton s’ouvrit… et l’on put voir Béatrix Chadourne, entièrement nue, sortir des papiers et déclarer :

  • Réussir dans l’enseignement, c’est savoir motiver ses élèves. Je leur ai promis de me présenter nue au milieu de la cour s’ils travaillaient mieux que bien. Ils ont gagné.

Tous ses élèves applaudirent. Les officiels restèrent muets. Le cameraman filma consciencieusement.

A ce jour, Béatrix a été chassée de l’enseignement. On n’aime pas le scandale dans cette grande maison. Elle a été embauchée par une chaîne de télévision où elle anime une émission de variété : " la vérité toute nue ". Le film réalisé le jour du grand scandale sert de générique.