LA PREMIERE SORTIE DE MARJOLAINE

Nul parmi vous n’a, je pense, oublié Marjolaine, la belle Marjolaine, qui fit la Une des journaux voici un peu plus de dix ans, le premier janvier de l’an 2000, ainsi que les jours suivants. Elle fut la plus grande star de ces jours-là, bien plus célèbre et célébrée que nulle autre. Sa photo s’étalait alors sur tous les murs, sur tous les écrans.

C’est vrai qu’elle était belle, magnifique, qu’elle faisait rêver tous les hommes. Sa fine silhouette, ses traits empreints de douceur, ses courbes gracieuses, ses formes harmonieuses en faisaient l’image de la perfection. Et elle allait, en cette fin de décembre 1999, être à moi, à moi, Benoît Vatieur.

Moi, Benoît Viateur, ou mon rival, Baltazar Gouzin, car en cette journée du 31 décembre, nous ne savions pas encore qui, de lui ou de moi, serait le premier pilote de Marjolaine, la première navette spatiale strictement française.

Son nom, elle le devait au président de la République d’alors qui, dans sa jeunesse, avait vécu un grand amour impossible avec une jeune femme portant ce nom. Et, tout naturellement, il avait donné le nom de sa bien-aimée à la principale réalisation de son septennat. Mais cela, bien entendu, nous ne l’avons su qu’après la fin de son mandat.

Donc, ce dernier jour de 1999, il était 17h15 exactement, Balthazar Gouzin et moi étions assis côte à côte dans l’antichambre de Béatrix Chadourne, la directrice du centre spatial qui allait nous annoncer sur lequel de nous deux elle avait porté son choix.

Nous nous regardions, lui, grand et massif, moi, plus petit, plus fluet. Nous nous parlions poliment, malgré l’énorme envie que chacun de nous avait de tordre le cou à l’autre. Poliment, car nous n’étions pas seuls. Une meute de journalistes, photographes attendaient comme nous la décision de Béatrix Chadourne.

A priori, nos chances paraissaient égales. Nous avions franchi avec le même succès toutes les épreuves, toutes les étapes qui nous avaient conduit à cet instant. Nous avions même un temps, mais pas ensemble, partagé le lit de la jolie, très jolie Béatrix… Mais, sur ce point, il nous était impossible de comparer nos performances. Auraient-elles d’ailleurs un quelconque importance ?

Un huissier vient nous chercher. L’heure était venue. Je me sentais oppressé. L’émotion. Peu s’en fallait que je ne perde mes moyens… Mais, parfaitement entraîné, je parvins à me dominer, et, c’est d’un pas conquérant que j’entrais dans le bureau de notre directrice. Balthazar était mon côté. Il n'allait tout de même pas me céder la place !

Le bureau directorial que nous connaissions bien était à la fois fonctionnel et raffiné. Bien entendu, s’y trouvait un téléphone (pour l’instant débranché), un ordinateur, des écrans aux fonctions diverses, mais aussi un certain nombre de choses destinées à rendre à Béatrix Chadourne la vie agréable.

Un cadre de travail où l’on se sent bien aidé à l’efficacité. Ainsi trouvait-on, accrochés aux murs, un tableau de Dali (je n’ai jamais compris le goût de notre directrice pour ce peintre), une toile d’Eugène Bardoux (un artiste méconnu). La table de travail était assortie à la grande comtoise qui occupait un angle de la pièce. Béatrix aimait ces objets et n’aurait pas voulu travailler sans leur présence.

Béatrix nous fit asseoir et commença à parler :

" Mes amis, mes chers amis, j’ai retardé autant qu’il m’était possible ce choix qui m’est douloureux. Vous savez l’un et l’autre combien je vous estime et vous apprécie. J’ai espéré jusqu’à cet instant que le hasard, par un rhume bienvenu ou un autre incident sans gravité, m’évite cette douloureuse corvée, mais il faut me résigner et choisir ".

" Avant de vous dire lequel de vous deux est l’élu, je tiens à ce que vous sachiez que c’est uniquement par raison et dans l’intérêt du service que j’ai choisi. A aucun moment je n’ai fait intervenir une quelconque, si même elle existe, préférence personnelle. Vous êtes tous deux pétris de qualités, différentes certes mais tout aussi grandes ".

" Toi, Benoît, tu débordes d’imagination, tu es capable d’improviser en toutes circonstances. Toi, Balthazar, tu es solide, têtu, volontaire, apte à suivre sans discuter la voie que tu t’es ou que l’on t’a tracée, et c ‘est pour cette raison que je t’ai désigné comme le premier pilote de Marjolaine ".

" Cette mission est sans surprise possible, et tu es celui qu’il faut pour la mener à bien ".

A cet instant, je me levai et, conformément à la description que venait de faire de mois Béatrix, j’improvisais :

" Cher Baltazar, je t’adresse toutes mes félicitations et, comme tu vas devoir, pendant deux semaines, te nourrir de pilules, je t’invite à venir dîner avec moi au Grand Vrai Fou, le restaurant de mon beau-frère Ramon Olivier. Béatrix, voudrais-tu te joindre à nous ? ".

Cette réflexion détendit l’atmosphère et c’est d’un pas léger que nous nous sommes présentés devant ces messieurs et dames de la presse pour leur livrer l’informations.

La conférence de presse se déroula le plus cordialement du monde. Je parvins sans trop de peine à féliciter mon rival, à lui serrer la main sous l’œil froid des caméras et appareils photographiques. Cette image de fraternité fut diffusée dans le monde entier. Quelle belle image de moi ! Puis nous nous sommes quittés, nous donnant rendez-vous le soir même devant le restaurant.

A notre arrivée au Grand Vrai Fou, je laissai un instant mes invités pour aller échanger quelques mots avec Ramon Olivier.

Celui-ci nous avait préparé ses meilleurs recettes, avait fait servir ses spécialités dans des assiettes personnalisées en l’honneur de notre mission, de notre pays. Les légumes et les viandes étaient artistiquement découpés en formes d’étoiles, de fusées…Mes invités furent enchantés. J’étais ravi.

Le lendemain matin, nous nous sommes retrouvés sur le pas de tir de la fusée. Le départ était prévu pour midi, mais c’est à 8 heures que commencèrent les discours des officiels.

Béatrix, tout sourire, refit pour la énième fois le descriptif de la mission, que chacun connaissait déjà.

Le Premier ministre se félicité de son action politique, de sa bonne gestion des deniers publics, parvint, comme tout bon Premier ministre, à glisser quelques critiques sur le comportement de l’opposition.

Le président de la République adressa ses vœux de paix et de prospérité au pays, fit l’éloge de la France et des Français, me félicita pour ma sportivité, distribua quelques médailles de toutes sortes. J’eus même la chance d’en gagner une, bien brillante, bien jolie… Je ne m’y attendais pas.

Puis ce fut le départ. Sans la moindre anicroche. Techniquement parfait. Quelques minutes plus tard, tout là-haut, plus haut que les oiseaux, un nouvel astre brillait dans le ciel, un astre bien de chez nous.. Au cœur du silence, il se balançait… Marjolaine était partie à la conquête des cieux…

La liaison entre la Terre et l’espace était bonne. Les messages s’échangeaient sans problème. Balthazar effectuait aisément toutes ses tâches, celles pour lesquelles lui et moi avions suivi une formation encore plus poussée que vous ne pouvez l’imaginer.

Marjolaine glissait dans la stratosphère depuis près d’une heure lorsqu’un changement intervint dans la voix de mon rival. Aussitôt le mode de communication fut modifié. Le centre spatial et Balthazar allaient converser en langage codé.

Chacun devint fébrile. Une vague explication fut fournie ) la presse. D’après le communiqué, le spationaute allait effectué une opération délicate et demandait un secret absolu. Bien entendu, les journalistes en seraient les premiers informés… Comme il se doit, avec tous les détails.

Pendant ce temps,, la conversation entre les techniciens et le pilote se poursuivait,, entrecoupée de longs et fréquents silences. Manifestement, le problème était sérieux…

Vers 17 heures, Béatrix Chadourne, grave, improvisa une conférence de presse. Elle annonça le retour immédiat de la navette à cause d’un petit problème technique qui ne mettait pas en cause l’avenir de Marjolaine. Celle-ci repartirait d’ailleurs dès le lendemain, pilotée par Benoît Viateur, c’est à dire moi.

J’étais partagé entre la joie de partir et la déception de voir avortée cette première mission. C’est du moins ce que je dis officiellement, car au fond de moi, j’étais plutôt satisfait.

A son arrivée, Balthazar fut évacué très discrètement, et très rapidement. Aucun reporter ne put l’approcher…

Le lendemain, au moment du départ, après avoir entendu les mêmes discours que la vieille, avoir reçu une nouvelle médaille aussi brillante, aussi jolie que celle de la veille (mais je m’y attendais cette fois-ci), j’eus une pensée émue et reconnaissante pour Ramon Olivier, mon beau-frère, qui avait généreusement garni d’un puissant laxatif les plats de Balthazar, et surtout pour les techniciens qui avaient passé toute la nuit à laver, récurer et désodoriser le poste de commande pour qu’il devienne à nouveau habitable.