UN COUP DE FEU DANS LA NUIT

Comme beaucoup d'hommes très petits, il sautillait, gesticulait d'une façon saccadée. fermait vivement les yeux sous le coup d'un tic nerveux...

Lui, il se nommait Varde. Bernard Varde. Il avait l'air, ne démentant pas son patronyme, d'un intellectuel américain. Hormis la taille, car il était petit, très petit. Cependant sa taille ne l'avait jamais empêché d'être heureux, très heureux jusqu'à... C'était il y a trois semaines. Un jeudi, il s'en souvenait fort bien, un jeudi noir. Et pourtant, la veille, sur son écran de télévision, Il avait vu apparaître en regard de son signe zodiacal une collection de soleils à éblouir un aveugle, une collection de soleils à faire fleurir des roses au pôle Nord, une collection de soleils qui laissait espérer.

Mais, effet de son apparence d'intellectuel d'outre-Atlantique. Bernard Varde ne croyait pas à l'astrologie. Il n'avait donc pas été surpris par le sort. La malchance, selon lui, n'avait rien à voir avec l'emplacement des étoiles et pouvait, à tout moment, frapper. Par contre, ce qu'il avait lu sur la lettre qu'il avait ouverte dans sa voiture au sortir du local qui hébergeait les boites postales l'avait saisi, laissé quelques secondes comme hors du temps et du monde, et ce fut miracle qu'il n'eut aucun accident à cet instant.

Il avait stoppé sa voiture le long d'un trottoir puis examiné, avec attention, cette feuille de papier. Il s'agissait d'un papier à lettres de qualité courante, pouvant provenir de n'importe quel supermarché, de n'importe quelle papeterie. Quiconque l'eût observé à cet Instant aurait constaté que son agitation naturelle s'était encore accrue. Ses yeux papillotaient, son corps était agité de mouvements incontrôlés, de sortes de soubresauts. Il avait relu, aussi posément qu'il lui avait été possible... Mais, malgré lui, ses mains tremblaient, ses yeux de mouillaient. Et pourtant, il s'était contenu, essayant de ne pas se laisser aller à la rage qui le poussait à aller casser la figure au salaud qui lui avait envoyé ce tissu de mensonges. Car, il en était certain, ce ne pouvaient être que des mensonges... des mensonges d'un confrère ou d'un voisin jaloux de son bonheur, de sa réussite.

Cette lettre, il la connaissait aujourd'hui par cœur, tant il l'avait lue et relue, tant il l'avait étudiée, espérant trouver dans l'écriture, ou les mots employés, un indice qui l'aurait conduit sur les traces de l'auteur de ce texte, ce texte qui avait brisé sa vie.

"  Petit arriviste.

" C'est très bien de faire des heures supplémentaires, de ne rentrer chez toi qu'un jour sur deux et de passer tes nuits à trimer loin de ta petite maison.

" Ta femme, la belle Marjolaine, n'y voit que des avantages. Elle a de l'argent pour s'offrir des belles toilettes, et du temps, des nuits entières, pour recevoir son amant ".

Un ami qui te veux du bien.

Un ami ? L'auteur de cette horreur ? Un pourri plutôt ! Sa première réaction avait été de vouloir exterminer le monstre, homme ou femme, qui avait écrit ces choses.

Puis, peu à peu, le doute s'était installé dans son esprit, gagnant chaque jour du terrain, dévorant comme un cancer son énergie cérébrale... Et puis la question s'était affirmée, imposée : et si c'était vrai ? Et si l'auteur de cette lettre voulait simplement le mettre en garde ?

Alors, un soir. Il s'était fait espion, puis un autre. Et il était certain à présent de la culpabilité, de la traîtrise de "sa" Marjolaine, de celle en qui Il avait eu toute confiance. Les deux soirs où, délaissant ses activités, il avait guetté devant son domicile avaient été édifiants. Il avait vu sa femme accueillir, arborant aux lèvres un sourire qu'il ne se souvenait pas lui avoir jamais vu, un jeune homme, presque encore un gamin... il l'avait vue se jetant dans les bras de celui-ci, se collant à lui d'une manière obscène...

Quelle souffrance ! Et que dire de ce qu'il avait enduré quand, les heures passant, il n'avait pas vu ressortir son rival ? Son rival qui, une nuit, puis une autre, et combien d'autres avant, dormait dans son lit, faisait l'amour à sa femme, qu'il avait vu au petit matin repartir pour une destination qu'il connaissait fort bien... Car Il s'agissait de Gerbert, le grand fila de sas amis Berre. Gerbert Berre, un barbare qui n'avait jamais rien fait de bien, un sauvage qui passait son. Temps à ne rien faire que séduire les filles et vivre aux crochets de ses parents.

Mais qu'avait-elle, donc bien pu lui trouver ? Sa jeunesse probablement, ou sa taille, car lui n'était pas un petit homme agité mais un grand gaillard sûr de lui. Mais cela peut-il suffire à une femme pour remettre en cause le passé, tout ce qu'ensemble ils avaient construit au fil des années ? Sans doute puisque, dans son entourage, Il avait vu bien des couples se défaire à l'approche de la quarantaine. Mais, d’habitude, c'était plutôt le mari qui se trouvait comme un papillon de nuit par une lampe, attiré par une jeunesse qui passait à sa portée.

Il avait beaucoup réfléchi

Depuis le jour où Il avait acquis ses certitudes, il avait beaucoup réfléchi, retournant dans tous les sens le problème qui lui était posé et auquel Il ne trouvait pas de solution... Une chose était certaine, Il ne pourrait jamais accepter de vivre comme avant, comme lorsqu'il ne savait pas... Car Il n'était plus capable de faire l'amour avec Marjolaine, il n'éprouvait plus le moindre désir pour elle, son corps ne répondant même plus aux sollicitations de son épouse, aux caresses même les plus Inattendues, même les plus audacieuses.

Il aurait pu aussi demander le divorce, rompre son mariage et refaire sa vie auprès d'une autre. Malgré sa petite taille il se sentait apte à retrouver quelqu'un. Mais c'était reconnaître son infériorité, c’était laisser la place à ce jeune sagouin, sans la moindre compensation pour son amour-propre.

Son amour-propre, c'était lui en fait qui, comme dans la plupart des cas de ce genre, avait été blessé. C'est son orgueil atteint qui le faisait souffrir. En devenant l'amant de sa femme, la petit Gerbert avait empiété sur sa propriété, avait violé son territoire. Et son orgueil demandait réparation, criait vengeance. Aussi il retournait dans sa tète des idées de revanche, cherchait, allait trouver la solution à son problème, celle qui lui donnerait satisfaction, qui ferait enfin taire cet amour-propre qui, en lui, criait sa souffrance.

Et depuis quelques jours. Il avait enfin le cerveau libre, prêt à l'action. Son orgueil serait satisfait, très satisfait... Car sa revanche, ainsi qu'il se plaisait à nommer l'acte qu'il s’apprêtait à commettre serait spectaculaire, digne de son intelligence, de son sens de l’humour et tout à tait propre à satisfaire sa vanité.

Alors. Il avait commencé à réunir sa fortune, réalisant toutes las participations qu'il pouvait avoir dans diverses sociétés. Puis Il l'avait transférée sur un compte à l'étranger, dans ce joli pays alpin ou ce qui fait la réputation du fromage, c’est la présence de trous. Comme si les trous étaient ce qu'il y a de meilleur dans un fromage ! Mais ce pays lui offrait toutes les garanties concernant le devenir de son argent.

Et ce soir, il allait mettre la dernière touche à son plan, avant de partir, pour toujours, rejoindre sa fortune et refaire sa vie.

Ce matin, Il était rentré dans une armurerie, avait, sans solliciter les conseils du vendeur, choisi un fusil de chasse de fort calibre, lourd, bien équilibré... le fusil idéal pour mettre fin à son tourment. Il avait aussi acheté des cartouches de calibre divers, un seul lui aurait pourtant suffi, ainsi qu'un, équipement complet de nemrod. Il ne voulait pu que le vendeur put avoir le moindre soupçon et risque, par sa maladresse, de faire échouer son plan.

Il avait passé la journée normalement, à son travail, heureux, détendu, car il savait que Meurs de sa vengeance avait sonné, que son fusil l'attendait, sagement endormi dans le coffre de sa voiture, que dans quelques heures. Il serait libéré de sa femme, du jeune homme, de tout ce qui l'obsédait depuis trop longtemps.

A la fin de la journée, Il était rentré chez lui pour dîner, puis 0 était reparti, comme à son habitude pour aller effectuer cette nuit sa seconde Journée de travail. Les deux amants allaient pouvoir disposer d'une nuit d'une belle nuit d'amour. A cette pensée, il se sentait tout guilleret.

Puis la nuit était tombée, les heures s'étaient écoulées lentement, lui, assis dans le coin le plus sombre d'un petit bar, avait attendu patiemment son heure, buvant posément un verre de jus de fruit, puis d'autres. Exception faite de sa joie, il était calme, extrêmement calme.

Puis le bar avait fermé ses portes et il s'était retrouvé dans la rue, avait, repris sa voiture, avait roulé lentement jusqu'à sa maison. Plus aucune lampe n'était allumée. Il était tard, ils devaient dormir. reprendre des forces pour leurs prochains ébats...

Alors, doucement. Il sortit l'arme, vérifia son bon montage... Puis il entra dans sa maison, attentif à ne faire aucun bruit... Il marcha vers la chambre, effleurant le sol plutôt qu'il ne marchait. Chance, la porte était restée entrouverte, il s'approcha du lit, s'immobilisa… Les deux amants étaient serrés l'un contre l'autre, nue, mêlant leurs deux souffles en un seul. Il les regarda un instant, comme attendri, puis leva l'arme, l'appuya contre son épaule, visa avec soin car ce n'était pas le moment d’être maladroit, puis son index presse la détente...

Un fracas épouvantable retentit, le bruit d'un coup de fou dans la nuit...

Lâchant le fusil, il courut de toute la vitesse de ses petites jambes jusqu'à sa voiture, démarra en trombe pour aller se faire en Suisse une nouvelle vie.

Réveillés en sursaut, tremblant de peur, les deux amants regardaient la photographie du mariage de Marjolaine et Bernard Varde, cette photographie qui trônait sur le chevet et dont il ne restait plus grand-chose après le coup de fusil qui avait mis fin à cette union.