LE PAQUET

 

Dans l'un des salons particuliers d'un célèbre restaurant parisien, ce restaurant qui collectionne allègrement toques, étoiles, fourchettes et autres symboles attestant de la qualité de sa cuisine, du génie de son chef et du sens des relations publiques de son propriétaire, un couple était attablé.

Le salon était agréablement meublé : une table, petite, et ses deux chaises, un sofa, qui avait beaucoup servi, une desserte. Des meubles datant de la création de la maison, sous le second empire, époque durant laquelle toute bonne maison possédait quelques-uns de ces salons garantissant l'intimité de la clientèle. De nos jours, hélas, cette tradition a disparu, ou presque, et, sauf à aller dans un hôtel, il est impossible d'avoir une vraie conversation en tête-à-tête dans nos restaurants.

Elle, si vous la croisiez, vous n'auriez aucun mal à la reconnaître. Voici quelques mois encore, elle faisait la une des magazines de mode. Par contre, vous ignorez son véritable nom, celui qu'elle doit à ses parents et qui est bien différent de celui qu'elle portait lorsqu'elle était mannequin vedette, top model, comme on dit de nos jours. A la maternité de Beaumont, en Auvergne, son père et sa mère l'ont appelée Marguerite, un prénom démodé certes, mais qui leur semblait faire un mariage harmonieux avec leur nom de famille : Frette.

Naïfs, ils n'avaient pas pensé que ses camarades de classe, ses instituteurs même, ses oncles et tantes également allaient l'appeler Margot. Margot Frette, voilà qui est difficile à porter, aussi n'est-il pas étonnant que, lorsqu'elle devint Miss France, elle ait souhaité adopter un autre nom : celui qui l'a rendue célèbre et que vous connaissez : Hélène Hélègarson.

Margot, ou Hélène si vous préférez, fit une carrière scolaire en demi-teinte. Assidue au Cours Préparatoire où elle passa trois ans à apprendre à lire les voyelles, elle fut ensuite inscrite dans un cours privé où elle acheva son apprentissage de l'alphabet, mais où, jamais, elle ne redoubla la moindre classe, en sautant même, à la grande satisfaction de ses parents, pour se retrouver, à seize ans, élève en classe de troisième. Les cours privés font parfois de ces miracles !

Si, scolairement, elle ne fut pas particulièrement brillante, elle le fut dans sa vie intime. Très tôt jolie, très tôt femme, elle comprit tout aussi tôt quel parti elle pouvait tirer de son physique. Et elle accumula cadeaux, invitations... et amants. Ses parents étaient fiers de sa réussite. Voici quelques années, elle fut élue miss Fromage à Saint Nectaire, miss Eau Minérale à Châtel Guyon, miss Pneu à Clermont-Ferrand, miss Papier fait à la main à Ambert, puis Miss Auvergne et enfin Miss France.

Elle avait à peine dix-huit ans, et les membres des différents jurys gardent un souvenir ébloui de ses charmes et de la manière dont elle savait les utiliser. L'un d'eux d'ailleurs fit vœu de chasteté à la suite d'un entretien particulier, un autre lui légua sa fortune, un troisième lui offrit un château, un quatrième enfin se lança dans une imitation fort réussie du regretté président Félix Faure...

Elle fit, pendant quelques mois la promotion des saucisses sèches auvergnates, des eaux minérales diverses, des objets d'art en lave émaillée dans les divers supermarchés de France et de Navarre avant d'entrer dans une agence de publicité. Devenue célèbre, et riche, elle se lança dans la mode où elle connut un succès certain, et, au moment où elle dut prendre sa retraite, elle devint la maîtresse du ministre de... (vous comprendrez aisément la discrétion de l'auteur sur cet homme honorablement connu. Et qui peut-être, un jour, deviendra président de la république ce qui explique que ledit auteur reste prudent) avec lequel elle était attablée dans ce restaurant. Après un copieux, pas trop tout de même, et délicieux repas, le dernier à la charge du ministère, ils en étaient à boire leur café, sans sucre pour la demoiselle qui tenait à garder la ligne.

- Tu comprends, chéri, tu n'es plus ministre, tu n'as même pas été élu député, je ne peux pas rester ta maîtresse. Ce n'est pas avec ton petit salaire de professeur que tu peux continuer à faire vivre ta femme et tes enfants et en même temps à m'assurer une pension décente. Il est donc préférable que nous nous séparions.

- C'est tout naturel, ma chérie, et, pour te montrer combien je m'incline devant la raison, je t'ai apporté ce dernier petit cadeau. Accepte-le sans arrière-pensée. Mais je ne te demande qu'une chose : ouvre-le seulement le jour de ma fête.

Et il lui tendit un petit paquet portant la griffe de l'un des plus célèbres joailliers de la place Vendôme.

- Oh ! merci, chéri. Je te regretterai, car tu sais vivre. Je ne suis pas certaine que mon nouvel amant, ton successeur au ministère, sera aussi élégant lorsque je le quitterai.

Et elle glissa le paquet dans son sac.

Devant la porte du restaurant, ils se séparèrent. Elle monta dans une voiture à cocarde qui allait la reconduire chez elle, et, lui, partit à pied en sifflotant.

En arrivant à son appartement, elle retrouva le nouveau ministre qui lui fit conter sa soirée de rupture. Satisfait de constater que cette passation de pouvoir s'était aussi bien passée que la passation des pouvoirs officiels, il voulut ouvrir le paquet, mais elle l'en dissuada et le jeta dans le fond d'un tiroir, bien au chaud parmi ses sous-vêtements tous plus affriolants les uns que les autres.

Et elle les oublia. L'ex-ministre et le paquet.

Jusqu'au jour où, invitée chez un ex-amant, ayant oublié d'acheter un cadeau pour la femme de celui-ci, la (encore ?) belle Emma, elle prit le petit paquet, le remit dans son sac à mains, et l'emporta à ce dîner. Il y avait des dizaines de personnes à ce repas d'anniversaire. Un certain nombre de personnages célèbres, leurs épouses, leurs maîtresses, les amants de leurs épouses... Tout le monde, dans cette assemblée était plus ou moins parent ou destiné à le devenir... La maîtresse de maison s'extasia, remercia, embrassa, et posa, sans l'ouvrir, le paquet dans un coin...

Le lendemain, les cadeaux furent ouverts. Enfin presque tous, car la dame avait de la moralité et refusa d'ouvrir tous les cadeaux provenant des ex-maîtresses de son mari, le séduisant Yvan Chaire.

- Vous n'aurez qu'à les offrir à l'une ou l'autre de vos prochaines conquêtes, mon cher Yvan ! lança-t-elle à son époux en lui remettant un sac plein de ces cadeaux. Cela nous coûtera moins cher.

- Comme vous voudrez, ma chère Emma, répondit l'homme en glissant le sachet dans son attaché-case.

Et le paquet alla prendre place dans le bureau du P.D.G d'une grande entreprise. Il y séjourna quelques temps, jusqu'au jour où il fut offert à une jeune secrétaire qui refusait obstinément toute promotion offerte par son paillard de patron. La jeune Lucie accepta le cadeau, fit ce qui lui était demandé... et reçut, sur-le-champ, sa nomination comme chef du personnel.

Au moment de rentrer chez elle, alors qu'elle s’apprêtait à ouvrir le beau paquet, elle pensa à son mari. Comment justifier un si beau bijou, agrémenté d'une promotion ? Alex Faire, son époux, quoique rendu niais par l'amour, aurait du mal à croire que les seules compétences professionnelles de son épouse pouvaient justifier tout cela. En général, une promotion n'est pas assortie d'un cadeau de prix. Aussi laissa-t-elle prudemment le paquet dans un tiroir de son nouveau bureau. En attendant une occasion favorable de le déballer.

Et l'occasion ne vint pas. La jeune secrétaire, voyant combien ses compétences étaient appréciées, prit des "cours du soir", fit carrière, reçut d'autres promotions, d'autres cadeaux, et finit par oublier ce petit paquet qui, néanmoins, la suivit lors de tous ses déménagements professionnels.

Lucie Faire était maintenant directrice d'une entreprise d'une certaine importance et maîtresse d'un ministre expérimenté auquel elle était redevable d'une certaine réussite dans les marchés qu'elle avait à passer avec les organismes publics. C'est elle qui fournissait aux administrations les aiguilles à tricoter dont se servent la plupart des fonctionnaires de sexe féminin. C'est elle aussi qui fournissait à ces mêmes administrations les jeux de cartes destinés aux hommes.

Elle préparait une grande affaire : vendre au Kifécho, un nouveau pays africain, un lot de couvertures chauffantes. Dans ce but, elle convia Madame l'Ambassadrice à un petit dîner privé. Cette ambassadrice avait fait ses études en France, sous le nom d'Ulla, dans un cours privé de la Place Pigalle, cours dont les élèves pratiquent assidûment le sport dans les allées du bois de Boulogne, aussi, est-ce tout naturellement que le Président à vie du Kifécho, Sa Sérénissime Puissance Stefamille (né le 29 décembre 19..) Noidkoko, avait nommé la belle Prvmarie (née, pour sa part le 21 novembre 19..) Durand à ce poste.

C'est donc tout naturellement que Lucie offrit à Prvmarie le petit paquet, qui, malgré ses divers voyages avait gardé tout son attrait. La joaillerie d'où il était issu n'avait rien perdu de son prestige.

Madame l'Ambassadeur se garda bien d'ouvrir le précieux cadeau, et, ambitieuse, le garda religieusement pour l'offrir à son président, Sa Sérénissime Puissance Stefamille Noidkoko, un homme qui, autrefois, avait fait carrière dans l'Armée Française - il avait, en dix ans de carrière, atteint le grade de soldat de première classe- et dont elle savait qu'il serait sensible à son cadeau. Peut-être deviendrait-elle Premier Ministre ? Ou, pour le moins, ministre de quelque chose ?

Quelques semaines plus tard, Prvmarie se rendit dans la capitale du Kifécho, la magnifique Noidkokoville, se fit conduire au palais présidentiel, demanda audience au Président, fut reçue par le grand homme, lui offrit cérémonieusement le cadeau. Stefamille Noidkoko dénoua le cordon doré, déchira le papier, ouvrit l'écrin, pâlit, verdit, rougit, prit des couleurs inattendues chez un Africain, saisit son revolver qui ne le quittait jamais et tira à plusieurs reprises sur la pauvre femme qui mourut sans rien comprendre.

Dans l'écrin se trouvait un papier sur lequel étaient écrits ces quelques mots : "Pauvre cloche, ta tête est aussi vide que cet écrin. Va te faire voir."