RACHAT...

 

La fille de joie est triste au coin de la rue Labat, dit la chanson. La prostituée qui, ce soir-là, s'appuyait à l'angle de la rue Blanche et de la place Pigalle n'était pas triste. Elle n'était pas gaie non plus. Elle fumait distraitement une cigarette à bout filtre. Elle était, comme la plupart des travailleurs, d'une humeur sans relief. Elle portait l'une de ses tenues de travail habituelles : robe moulante largement échancrée, escarpins aux talons d'une hauteur himalayenne... Son maquillage outrancier ne parvenait qu'imparfaitement à dissimuler la finesse de ses traits. Elle était jolie, et, pour des raisons toutes professionnelles, avait caché sa beauté pour n'être que provocante.

Elle regardait distraitement autour d'elle, cherchant à deviner lequel (ou lesquels) des hommes qui déambulaient sur le trottoir était susceptible de rejoindre la cohorte, la foule de ses amants d'un soir, de quelques minutes plutôt. Quelques jeunes provinciaux boutonneux, quelques touristes débarqués d'un car, des habitants du quartier... Il était encore trop tôt pour les clients sérieux. Les cadres et employés étaient partis, les fêtards pas encore arrivés, c'était la mauvaise heure de la journée. Elle allait donc rejoindre ses copines de travail dans le petit restaurant où elles avaient leurs habitudes. Mieux valait dîner que perdre son temps !

C'est à cet instant qu'un homme, porteur d'un attaché case, l'aborda. Bien mis de sa personne, il devait être cadre ou fonctionnaire. Un observateur peu au fait des motivations et des fantasmes des hommes aurait été surpris de voir cet homme élégant, plutôt beau garçon, s'adresser à une professionnelle de l'amour... Mais il est des choses plus surprenantes encore en ces relations éphémères.

Le dialogue fut des plus brefs et tous deux, lui la suivant, franchirent la porte d'un immeuble ni crasseux ni luxueux. Un escalier faiblement éclairé les conduisit jusqu'à une petite chambre au papier défraîchi, ne comportant pour mobilier qu'un lit, un bidet, caché par un paravent, un lavabo, un chevet supportant un vase empli d'un bouquet de roses, un guéridon. Au mur, chose surprenante, un crucifix. Mais pourquoi ces dames ne pourraient-elles pas avoir de religion ?

- C'est trois cents francs. Pour cinq cents, je me mets nue. Pour mille balles tu auras droit aux spécialités.

Pour toute réponse, l'homme sortit dix billets de cinq cents francs de sa poche.

- Tu veux la nuit ? Pourquoi pas ? Mais surtout, pas de sado ou de trucs bizarres. Pour ce genre de choses, il faut t'adresser ailleurs.

- Je sais, ne t'inquiète pas.

La prostituée commença, avec une lenteur savante, à se dévêtir. Lui, assis sur le bord du lit, la regardait. Lorsqu'elle eut retiré ses escarpins et sa robe, ne portant plus que son soutien-gorge, sa culotte et son porte-jarretelles rouge vif, ses bas noirs, elle s'approcha de son client :

- Tu vas te déshabiller pendant que je ferai ma petite toilette.

- Non

- Tu veux que je te déshabille ?

- Je ne suis pas venu pour cela.

- Ecoute. Je suis une pute, toi, tu es un client comme les autres, alors, ne complique pas la situation. On va baiser jusqu'à ce que tu n'en puisses plus et tu partiras. D'accord ?

- Tu arrives à ton travail peu avant la sortie des bureaux, n'est-ce pas ?

- Oui, mais quel rapport ?

- Tu prends un petit noir avec tes collègues, non ? Dans un petit café de la rue Blanche, je me trompe ?

- Où veux-tu en venir ?

- Et puis tu viens prendre ta place au coin de la rue. Là, tu allumes une première cigarette et tu attends le client. Le premier, c'est toujours le même : le chef comptable de la banque voisine. Un jour, il se fera prendre, il a trop puisé dans la caisse.

- J'ai compris. Tu es flic et tu veux me soutirer des renseignements. Mais pourquoi cette comédie ? Que veux-tu savoir ?

- Je ne suis pas un flic, et si je t'ai observée ainsi, jour après jour, c'est parce que je t'aime.

- Mais tu es dingue ! On n'aime pas une fille comme moi! On la saute si on en a envie, et puis on se tire.

- Je t'aime, depuis longtemps, et je n'ai jamais osé te le dire, mais aujourd'hui, il faut que je te l'avoue. Demain, je partirai pour le Moyen Orient, et je veux que tu viennes avec moi.

Et la jeune femme refusa cet amour, énergiquement, refusa la vie nouvelle qu'il lui proposait, farouchement. Elle lui dit qu'elle se satisfaisait de son sort, de son métier, de son souteneur qui n'était pas si mauvais, qui était plutôt doux avec elle, elle lui dit qu'elle aimait gagner son argent ainsi, qu'elle n'en gagnerait jamais autant en vivant avec lui... Elle lui parla aussi de ses collègues de travail, de son amitié pour elles...

Et lui, il réfuta un à un tous ses arguments. Sa fonction lui permettait d'avoir des revenus plus que confortables, il l'aimerait tant que sa nouvelle vie lui ferait oublier celle qu'elle menait actuellement, elle se ferait de nouvelles amies. La conduisant devant le lavabo, il retira, avec des gestes délicats, le maquillage qu'elle portait, lui montra qu'elle était belle...

Et, peu à peu, la résistance de la jeune femme se fit moins farouche, moins rigide, peu à peu, elle se prit à rêver, peu à peu, ils commencèrent à bâtir des projets d'avenir. Il sortit de sa mallette des vêtements plus discrets que ceux qu'elle portait, les lui fit essayer :

- Demain, tu porteras ce genre de vêtements, tu n'auras plus besoin de ton équipement d'amazone.

Alors elle lui donna un baiser.

- Le premier depuis de si longues années, j'avais oublié combien le goût d'autres lèvres peut être bon.

- Je m'appelle Marc, Marc Force.

- Je m'appelais Vanessa. Je m'appelle à nouveau Nicole Bargoin.

Alors, ils firent l'amour. Toute sa science, elle l'oublia, retrouvant entre les bras de l'homme les sensations de la première fois. Ils s'aimèrent à plusieurs reprises, longuement, tendrement, passionnément...

La nuit était bien avancée lorsque l'homme se rhabilla. Au moment de la quitter, il lui remit un billet d'avion :

- Demain, à neuf heures à Orly. Je ne serai pas dans cet avion, car je dois partir par un avion officiel, mais nous nous retrouverons à l'aéroport de Beyrouth.

- Reprends ton argent, je ne vais tout de même pas faire payer mon futur mari !

- Garde-le... Pour offrir le Champagne à tes copines.

Et il partit, l'embrassant une dernière fois... "Demain..." fut son dernier mot.

Dès son départ, elle commença à trier ses affaires. Mettant de côté ses robes pour les donner à ses amies. De temps à autre, elle rêvait.

Puis elle sortit, se rendit au petit bistrot où elle avait ses habitudes, acheta quelques bouteilles de Champagne, et fit demander par le barman à ses copines de venir dans sa chambre.

Peu après, elles étaient là. Elle leur raconta son aventure, son amour tout nouveau, et ses projets. Elles firent tout ce qu'elles purent pour la dissuader, mais la vue du billet d'avion leur fit comprendre qu'il n'y avait rien à faire. Et ce fut la fête, leur dernière fête. Le Champagne coula à flots, toutes se réjouissaient pour elle. Peut-être un jour, le même rêve leur arriverait...

A neuf heures, lorsqu'elle arriva à Orly, elle n'avait pas dormi. Même pas quelques heures, tant la joie, l'espoir de se racheter, étaient forts en elle. Son vol fut annoncé. Elle se rendit à l'embarquement. Il n'y avait que des femmes, une vingtaine. On les conduisit vers un petit avion. Les portes fermées, les passagères installées, un steward au type nord-africain prit la parole :

- Mesdames, bienvenue à vous qui avez été achetées pour devenir les nouvelles pensionnaires du harem de mon maître, l’émir Honton, prince de l’Emirat d’Aygou

Vanessa, alias Nicole, se mit à pleurer sur son "rachat".