LA TABLE DE NEUF

A quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, la noire capitale de l'Auvergne, la ville aux murs de lave, la cité du pneumatique, se trouve un petit village, presque une petite ville, qui s'enorgueillit, à juste titre, de son passé historique. Ce petit village, dont tous les écoliers de France et de Navarre, dont tous les habitants de nos anciennes colonies connaissent le passé glorieux, c'est Gergovie. C'est là que les valeureux soldats gaulois, nos ancêtres les Gaulois, comme disaient les petits Africains du temps de l’empire colonial, ont tenu tête, et même vaincu, les légions romaines qui passent pour avoir été un modèle d'organisation et d'efficacité combattante, c'est là que les troupes commandées par le célébrissime Vercingétorix, ont défait le prestigieux César qui se voulait le plus grand général de tous les temps.

Mais, de nos jours, le village ne possède plus grand chose de son passé : il est dominé par le plateau où se dressait autrefois l'oppidum des Arvernes, un plateau laissé à l'abandon, où les herbes folles croissent en toute liberté, où les ronces empêchent l'accès aux fouilles, où il n'y a rien à voir qu'un magnifique panorama, un joli petit musée et le mémorial souhaité par Napoléon, troisième du nom. Du gâchis, un scandale ! Les touristes ont bien du mérite à se rendre sur ces lieux. Merci à eux. Mais j'imagine combien ils doivent être déçus en repartant. Le site de la défaite d'Alésia, en Bourgogne, est bien mieux traité. Est-ce simplement une coïncidence ?

Mais je n'épiloguerai pas sur ce propos (il y aurait trop à dire) car il me faut vous conter une petite anecdote qui s'est passée à l'école du village. Une école agréable construite à flanc de coteau, dans un petit parc boisé. Quelque cent élèves la fréquentent, placés sous l'autorité de Brutus Verbe, le directeur.

Un personnage, ce Monsieur Verbe ! Traumatisé sans aucun doute par son nom, il distribue allègrement et sans état d'âme les punitions aux enfants turbulents: "Tu me feras un verbe ! A tous les temps !" Et gare au bambin, sensible aux jeux de mots, qui sourirait à ce moment ! Il verrait sa punition doublée, quadruplée... jusqu'à l'infini... Physiquement, il n'a rien, quoiqu'en laisse penser son prénom (porté par tous les aînés de la famille depuis la Révolution, l'un de ses ancêtres ayant rencontré le célèbre mathématicien riomois initiateur du calendrier révolutionnaire, Gilbert Romme), d'une brute. Au contraire. Pas très grand, pour ne pas dire assez petit, plutôt chétif, un début de calvitie élégamment posé sur le sommet de son crâne, portant chaque jour une cravate (parfois démodée), il ne semble pas particulièrement terrible. Mais son regard noir et sa voix forte (son seul côté "Brutus") impressionnent les élèves trop "toniques", trop agités... et c'est tant mieux pour la bonne marche de son école.

La classe de cours élémentaire de cette petite école est tenue par Madame Cianordeaux, Berthe Cianordeaux. Agée de... ans, et même un peu plus, elle a gardé un certain charme. Est-ce dû à ses cheveux roux (une teinture) toujours en bataille ? Ou à ses retards quotidiens que les remarques faites tant par Monsieur Verbe que par Monsieur l'Inspecteur Primaire (qui était accessoirement, si j'ose dire, son mari) n'ont pu corriger, pas plus que les plaintes réitérées des parents ? Est-ce dû à son accent stéphanois qui ressort lorsqu'elle se met en colère, souvent? On ne sait, mais, même s'ils la respectent et la craignent quelque peu, les enfants l'adorent, apprécient sa méticulosité dans la correction, méticulosité qui lui vaut aujourd'hui d'être l'héroïne de cette histoire.

Un lundi matin, alors que les autres classes étaient rentrées depuis déjà quelques minutes, Madame Berthe Cianordeaux arriva à l'école, courant comme à l'accoutumée, le cheveu fou, le sac à main décrivant autour d'elle, sous l'impulsion de ses mouvements désordonnés, de magnifiques arabesques, d'élégantes figures géométriques à l'extrémité de son bras droit. Elle se précipita dans sa classe, suivie par ses élèves qui tâchaient, avec peine, de suivre le train d'enfer imposé par la maîtresse d'école, qui, visiblement n'avait pas fait sienne la formule du bon La Fontaine : "rien ne sert de courir, il faut partir à point". Elle entra, se dirigea vers son bureau, vida son sac à main pour trouver la feuille sur laquelle était préparée sa journée, se dressa un peu plus haut sur ses talons et énonça :

"Prenez une feuille et récitez la table de multiplication par neuf !"

Les élèves ne bronchèrent pas, continuèrent calmement à s'installer, puis, sans se presser (ils connaissaient la fable évoquée plus haut et s'accordaient ainsi un peu plus de temps pour réfléchir), sortirent leur feuille et se mirent à composer.

La petite Gaëlle Roux, une élève pourtant studieuse, ne connaissait pas, une fois n'est pas coutume, sa leçon, mais, élève appliquée et méthodique, elle saisit son stylo, tira la langue sur le côté (gauche pour faire plaisir à la maîtresse ) et commença son travail. Elle disposa son devoir en colonne, avec application, inscrivant les deux seules réponses qu'elle connaissait.

9X1=9 9X6=

9X2= 9X7=

9X3= 9X8=

9X4= 9X9=

9X5= 9X10=90

Elle eut beau chercher, rien ne venait, aucun éclair, aucune inspiration, les dieux de l'enfance l'avaient abandonnée. Elle laissa donc les choses en l'état. Puis elle rendit sa feuille, peu rassurée à l'idée qu'elle allait avoir une mauvaise note, assortie d'une visite, non touristique, au bureau de Monsieur Verbe et d'une convocation adressée à ses parents. Les larmes lui vinrent aux yeux à cette pensée, et sa journée en fut complètement gâchée. N'ayant le cœur ni au jeu, ni au travail, elle ne profita pas des récréations, et les autres cours ne lui laissèrent pas le moindre souvenir (que de nouvelles punitions en perspective, si par malheur elle était interrogée sur le contenu de ces leçons!), angoissée qu'elle était par ce qui l'attendait le lendemain matin.

A la fin de la journée, Madame Cianordeaux s'installa à son bureau, prit son paquet de feuilles et se mit à corriger, mettant soigneusement les copies en trois tas : à gauche, côté du coeur, celles dont l'auteur avait mérité une bonne note, à droite, était-ce un hasard ? , les copies dont la médiocrité montrait à l'évidence la "paresse" des enfants, et au centre celles qui étaient simplement correctes. Elle était armée d'une panoplie de stylos, ayant appris à la suite des événements de mai 1968, que la correction en rouge traumatisait les enfants. Aussi, depuis ce temps, écrivait-elle exactement de la même couleur que ses élèves. Ses piles étaient presque terminées lorsqu'elle en arriva à celle de Gaëlle. En effet, dans son souci d'objectivité, elle corrigeait ses copies selon l'ordre alphabétique. Méthodique, elle inscrivit le nombre d'erreurs dont s'était rendue coupable la petite Gaëlle.

9X1=9 9X6=5

9X2=1 9X7=6

9X3=2 9X8=7

9X4=3 9X9=8

9X5=4 9X10=90

Et elle inscrivit un magnifique 2 dans la marge.

Mais, soucieuse de ne pas se tromper, j'ai évoqué plus haut sa méticulosité, elle reprit le compte des erreurs en commençant cette fois par la fin.

9X1=9 9X6=54

9X2=18 9X7=63

9X3=27 9X8=72

9X4=36 9X9=81

9X5=45 9X10=90

Et, à la suite du 2, elle calligraphia "sur "alors, elle posa la copie sur la pile de droite.

Le lendemain matin, à l'heure de la récréation, à l'heure où les enseignants savourent un café bien mérité, Madame Cianordeaux, digne et rigide, tête haute et regard dominateur, pénétra dans le bureau de Monsieur Verbe, suivie de quatre enfants à la démarche ralentie par la peur, dos voûté, épaules rentrées comme des vieillards. Parmi eux, Gaëlle.

Le cas de ses trois condisciples fut vite réglé. Ces enfants avaient rendu une feuille blanche, avec seulement leur nom inscrit, c'est la coutume, en haut à gauche de la page ! Pas la moindre bonne réponse, l'ignorance totale de la table par neuf..., ils eurent droit à la sanction prévue : la table par neuf à copier dix fois, une convocation adressée à leurs parents et..., il fallait s'y attendre, le verbe : "apprendre ses leçons" à tous les temps connus. Ceci ne les affola pas, ils étaient habitués, de vieux routiers déjà de l'école, des habitués des places proches des radiateurs, où, comme disait Jacques Baudoin, les cancres s'épanouissent.

Lorsqu'il posa ses yeux sur la copie de Gaëlle, Brutus Verbe se demanda s'il ne rêvait pas. Toutes les réponses étaient justes ! Pas une seule erreur ! Et Madame Cianordeaux, l'institutrice expérimentée, Madame Cianordeaux, l'épouse de Monsieur l'Inspecteur Primaire, Madame Cianordeaux, la syndicaliste militante, avait écrit 2 en marge, 2 sur 10 ! Il décida immédiatement de se mieux renseigner :

- Va dans le couloir, Gaëlle, je dois parler à ta maîtresse.

L'enfant sortit, encore moins rassurée, imaginant que le pire allait lui tomber dessus. Aucune punition ne serait à la mesure de sa négligence. Pour une fois qu'elle ne connaissait pas une leçon !

- Chère Madame, avec tout le respect que je vous dois... avec tout le respect que je dois à Monsieur l'Inspecteur Primaire... il me semble... je crois deviner... à moins que je ne me trompe... si ma connaissance des tables de multiplication n'est pas trop mauvaise... (il ne savait comment dire la chose) Enfin, voilà... je suis bien embarrassé... mais je dois vous dire... non, pas vous dire, mais simplement vous suggérer... vous avez, me semble-t-il, si je ne m'abuse, dû faire une erreur, vos lunettes devaient être embuées, vous aviez peut-être sommeil... Enfin, j'ignore ce qui vous est arrivé, mais vous avez mis 2 à cette enfant alors qu'elle mérite 10. Expliquez-vous, non, ayez, Chère Madame Cianordeaux, l'amabilité de me dire ce qui s'est passé, s'il vous plaît. Je voudrais comprendre. Cette enfant a-t-elle copié ? S'est-elle montrée impolie ? Qu'est-il arrivé pour que vous lui mettiez une note aussi lamentable que ce 2 ?

Madame Cianordeaux n'en croyait pas ses oreilles. Qu'arrivait-il à Monsieur Verbe? Etait-il subitement devenu hermétique aux tables de multiplication ? Pourquoi mettait-il en doute sa correction, faite et vérifiée avec application et le plus grand sérieux ? Elle s'empara de la copie, la regarda, l'examina, la scruta, la retourna, l'observa sous toutes ses coutures... et n'en crut pas plus ses yeux qu'elle n'en avait cru ses oreilles. Ses sens la trahissaient.

Et alors, après quelques minutes d'observation, de réflexion, d'interrogation, elle craqua. Ses yeux se révulsèrent, elle se boucha les oreilles, ouvrit grand la bouche, et se mit à produire des sons inarticulés, des grognements puis à pousser des hurlements sauvages...

Quelques minutes plus tard, appelée en urgence par Monsieur Verbe, une ambulance conduisait une institutrice, encore une, à la clinique psychiatrique la plus proche.

Aux dernières nouvelles, Madame Cianordeaux y est encore. On l'aurait aperçue marchant dans le parc, examinant la copie, une copie mouillée de larmes, froissée, et presque illisible, de Gaëlle Roux, une petite élève du Cours Elémentaire de l'école de Gergovie qui n'a toujours pas compris pourquoi, ce mardi-là, elle n'a pas été punie pour une leçon qu'elle n'avait pas sue.