CHAUD A ...

Il fait sombre, très, dans ce wagon dont l’atmosphère est étouffante. Le balancement irrégulier nous jette les uns contre les autres, car le train est bondé. Malgré l’obscurité, je distingue, assez bien ma foi, mes plus proches compagnons de voyage. En face, une jolie jeune fille, à la jupe sage, qui s’appuie sur l’épaule de son amoureux, un jeune homme à l’air un peu niais comme tous les gamins de son âge. A ma droite, un vieil homme, portant moustache blanche, qui a rabattu sur ses yeux son chapeau de feutre. A ma gauche, une rousse pulpeuse qui, pour l’instant, bouche ouverte, émet un léger ronflement. Un enfant, son neveu Simon, nous a-t-elle dit en prenant place, a posé sa tête sur sa cuisse charnue et dort profondément. D’autres encore que je vois moins bien mais que j’ai aperçus sur le quai de la gare… Et moi, Benjamin Vibrin, tailleur à Paris.

Je ferme les yeux et tente d’imaginer ce qu’est la campagne qui nous entoure et que je ne peux voir. Des champs de betteraves, de pommes de terre, des prés où paissent, placides de grosses vaches laitières. A propos, j’ai entr’aperçu, tout à l’heure, la poitrine de la rousse, elle se nomme, je crois me souvenir, Myriam. De beaux et volumineux seins laiteux enfermés dans un soutien-gorge de dentelle blanche. Je m’en suis senti tout émoustillé. Peut-être au cours de ce voyage… Nous devons passer aussi à proximité de petits villages bien tranquilles, avec leurs toits de tuiles rouges, ou d’ardoise, avec leur clocher qui, d’heure en heure, retentit d’un joyeux tintement, avec leur boulangerie, leur boucherie… Des fermes aussi qui, au matin s’éveillent, animées dès l’aurore des mille cris des animaux… Dont la salle est animée par le tic tac apaisant de l’horloge. Chez moi, dans l’appartement qui jouxte mon échoppe, c’est une grande comtoise, amoureusement sculptée, qui rythme ainsi la vie de mon foyer.

A côté, les amoureux ont quelque peu changé de position. Entrouvrant les paupières, je les vois, yeux grands ouverts qui regardent autour d’eux, se demandant si tous dorment. Rassurés, ils commencent des caresses audacieuses. La main du jeune homme s’est enfoncée dans le corsage de sa compagne. Ils échangent des baisers passionnés.

Ils sont seuls au monde.

Aussi discrètement que possible, je ne veux pas les déranger, je consulte ma montre. A Vichy, mes amis Friteyre doivent avoir fermé leur restaurant. Ils comptent la recette. Celle-ci, je le leur souhaite, a été bonne. Un samedi soir est toujours une bonne journée pour les restaurateurs. Surtout qu’en ce moment, il y a beaucoup de monde dans cette station thermale. La saison bat son plein. C’est incroyable comme les curistes de cette année aiment la bonne chère.

A mon côté, mon vieux voisin a fait un mouvement. Il ne doit pas dormir. Il observe les deux jeunes car je sens contre mon bras ses muscles de l’avant-bras qui, en cadence, se contractent et se relâchent. J’espère qu’il aura du plaisir. Les deux amoureux sont de plus en plus passionnés. Le garçon a maintenant glissé sa main sous la jupe de sa partenaire. Je distingue la blancheur des cuisses de la jeune fille. Elles sont magnifiques. Je suis très tenté, comme mon voisin, de mettre ma main dans la poche de mon pantalon…

Je referme les yeux. La belle rousse porte à l’annulaire une magnifique bague. Un diamant que j’ai attentivement regardé lorsqu’elle a pris place à côté de moi. Visiblement, ce bijou a été taillé à Anvers. Peut-être par le vieux Moshe Meïr. C’est un travail de qualité. Et Meïr est bien le meilleur diamantaire du monde. Il y a très longtemps que je n’ai eu de nouvelles de lui… Pourvu qu’il soit toujours en bonne santé…

Je perçois un mouvement. Un mouvement différent du balancement imprimé par les jointures des rails. J’ouvre les yeux. C’est la belle Myriam qui a écarté l’enfant. Elle s’est réveillée et regarde fixement le jeune couple. Puis elle se tourne vers moi et me sourit. Ses yeux me paraissent brillants d’excitation. Je réponds à son sourire et referme les yeux.

Son tailleur est de bonne coupe. Le tissu semble de qualité. J’ai très envie de le froisser pour mieux l’apprécier. Visiblement, elle n’est pas pauvre. Au contraire. D’où vient-elle ? Je l’ignore comme j’ignore tout des autres passagers de ce train. Nous nous sommes rencontrés seulement à la gare, au moment de monter dans nos wagons. Nous nous sommes contentés d’échanger nos nom et prénom.

Au bout du wagon, un cri, des cris. Une femme ? Une jeune fille ? qui fait un cauchemar. Ses voisins la rassurent et la consolent. Le silence revient. Seul se fait entendre le lancinant tac tac des roues de notre train, mais nous y sommes tellement habitués qu’il ne nous gène plus.

Depuis mon mariage, voilà dix ans, c’est la première fois que je voyage sans ma femme. Elle séjourne en ce moment avec les enfants dans un tout petit village de Haute-Loire, le Chambon sur Lignon. J’espère qu’elle n’a pas des pensées aussi libertines que les miennes, qu’elle ne s’apprête pas à me tromper.

Je sens contre moi la chaleur de Myriam. Son bras, mais n’est-ce pas une illusion ? Est-ce seulement le balancement du train ?, pèse contre le mien. Je tourne la tête. Sentant mon mouvement elle en fait autant. Nous échangeons un regard très profond, accompagné d’un sourire sans fin. Elle prend ma main et la pose sur son genou. Je referme les yeux.

J’ai souvent vu, dans mon métier de tailleur, des femmes à demi-nues. Mais aucune ne m’a troublé comme Myriam en ce moment. J’ai une envie folle de l’embrasser, de la posséder. Je souhaite qu’elle partage cette envie. Je jette un coup d’œil vers les amoureux. Ils ont échauffé tout le wagon. Il est vrai qu’ils ne prennent plus de précautions. Ils ont étalé une couverture sur eux, mais il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se rendre compte qu’ils échangent les plus tendres, les plus osées des caresses. La seule question que je me pose est de savoir s’ils iront jusqu’au bout de leurs désirs.

Ma main a remonté, presque malgré moi, le long de la cuisse de Myriam. La jeune femme ne lui a opposé aucun obstacle. Au contraire. Elle a facilité sa progression. J’ai atteint la limite du bas. Là où la soie fait place à la douceur de la chair, à la chaleur du nid d’amour tout proche.

En Auvergne, mes enfants jouent aux petits paysans ; ils sont en sabots, gardent les vaches, des ferrandaises certainement, dans les champs. Ce sont, comme il est normal dans ce pays déshérité, des vaches à tout faire qui tirent la charrue lorsqu’il le faut, font un veau chaque année, donnent du lait, et finiront leur carrière dans l’assiette. Mon épouse, elle, joue à la servante de ferme. Elle a quitté ses bas de soie et les a remplacés par des bas de laine, Elle a échangé ses jupes que j’avais si bien réussies par d informes robes de coton. Ses escarpins par des bottes de caoutchouc. Elle si jolie, si élégante d’habitude, doit avoir une apparence surprenante.

Myriam a appuyé sa tête sur mon épaule. Les cahots du train en modifient la pression, ce qui ne manque pas d’être fortement excitant. Je sens ses lèvres sur mon cou. Je sens sa lourde poitrine contre moi. Nous sommes tournés l’un contre l’autre. Mes lèvres cherchent les siennes et les trouvent. Nous échangeons un baiser violent. Nos dents s’entrechoquent. Je me soulève pour dégager la couverture qui est pliée sous mes fesses et nous couvrir. Dans le même temps, je jette un coup d’œil vers les amoureux. Leur position, leurs mouvements, même s’ils ne présentent pas la violence coutumière en ces moments, ne laissent aucun doute. Ils font l’amour. Mon voisin a cessé ses mouvements convulsifs. Je suppose que son pantalon est humide. Il a relevé son chapeau et ne perd pas une miette du spectacle. Il ne se cache plus

J’aurais aimé être le fournisseur de Myriam. M’aurait-elle tenté alors ? ou bien, et c’est plus probable, c’est même certain, est-ce seulement l’effet de ce long voyage ? de même, je pense que, si je lui avais pris ses mesures, elle ne se serait même pas rendu compte que j’étais un homme. Néanmoins, je crois que j’aurais aimé lui confectionner ses vêtements. Elle porte si bien la toilette. Bien mieux que beaucoup de mes clientes. Justement, une de celles-ci lui ressemble quelque peu. A part les cheveux qui sont d’un noir de jais. Il faudra que je lui demande si elles sont parentes. Ce serait une énorme coïncidence.

Myriam a, aussi discrètement que possible, complètement relevé sa jupe et retiré sa culotte. Elle a également défait les boutons de mon pantalon. Nos caresses sont précises. La chaleur étouffante qui règne dans le wagon n’y est pas pour rien. De même que l’ambiance bien particulière de ce voyage. De même que la musique lancinante des rails. De même que les secousses latérales qu’il nous impose.

Le père de mon épouse était fabricant de boutons. Il me fournissait ces accessoires dont j’avais besoin pour les costumes, les robes… que je confectionnais. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Salomé, ma femme. Nous sommes restés des semaines sans nous parler. Puis son père m’a autorisé à la courtiser. Après quelques mois, je lui ai offert une bague venant de chez Moshe Meïr, le diamantaire anversois, celui même auquel je pensais tout à l’heure. Puis, enfin, nous nous sommes mariés. Notre nuit de noces, la première nuit de notre vie en commun a été, pour elle comme pour moi, une découverte. C’était, pour elle comme pour moi, la première fois.

Le désir que Myriam et moi éprouvons est à son paroxysme. Elle m’aide à pénétrer en elle…

C’est une sensation étrange de faire ainsi l’amour en sachant que nos proches voisins nous voient, ou nous devinent… Mais aujourd’hui, dans la moiteur de ce wagon, rien n’est normal… Nous bougeons le moins possible. Car nous souhaitons, malgré tout, garder un minimum de décence. C’est le train qui nous imprime son mouvement. Un mouvement lent, régulier, inhabituel.

" Merci ", murmure Myriam à mon oreille, lorsque nous avons tous deux atteint la jouissance, et je ne trouve rien d’autre à lui répondre que ce même mot, si banal, mais qui, aujourd’hui est si fort. C’est Emma, la petite amoureuse, qui, au moment où nous entendons, où nous sentons que le train va bientôt s’arrêter qui dit le mieux les choses :

  • Je suis heureuse. Je voulais connaître l’amour avant…

Et elle fond en sanglots…

Puis elle ajoute :

  • Avant… la fin… de notre voyage.
  • Moi aussi, dit Myriam, je voulais avoir du plaisir. Encore une fois, avant...

La porte du wagon s’ouvre.

  • Avant… de connaître l’enfer, ajoutè-je.

Sur le quai, des hommes en uniforme.

L’uniforme sinistre des SS.

Des hurlements en allemand.

Les hurlements haineux de nos bourreaux.

Les aboiements des chiens.

Nous venons d’arriver au camp d’extermination de Dachau, en cet été 1942…

Ce voyage est un voyage sans retour…

J’ai écrit cette histoire en hommage à tous ceux qui ont emprunté l’un de ces trains, en espérant que jamais, plus jamais, ne seront organisés de tels voyages.