LA CHANCE DE MONSIEUR VERBE

Monsieur Verbe, Barnabé Verbe, n’était pas heureux. Pour autant qu’il s’en souvienne, il ne l’avait jamais été totalement. Entre autres, son nom, hérité de son père et de la multitude de " Verbe " qui l’avaient précédé sur terre, avait sa part dans cette absence de bonheur. Dès son plus jeune âge, à l’école, il avait dû subir les moqueries de ses camarades. Ses instituteurs successifs n’avaient jamais manqué toute les plaisanteries faciles que ses résultats moyens leur donnaient l’occasion de lancer :

- Tu ne trouves pas le verbe de cette phrase ? Prends un miroir pour t’aider.

- Tu ne connais pas le passé composé, Verbe ? prends donc un auxiliaire !

  • Deus erreurs en conjugaison ? Tu ne connais donc pas ta famille.

Et l’instituteur se rengorgeait, quêtant l’approbation des autres élèves de la classe …

Il avait très tôt cessé de fréquenter l’église et le catéchisme, malgré l’insistance, les menaces et les punitions généreusement accordées par Mme Verbe, sa mère. Il n’en pouvait plus d’entendre les ricanements qui accompagnaient la lecture de la Bible. " Au commencement était le Verbe " … A la messe, c’était le pire, car le village éclatait de rire lorsque le prêtre, et le rituel lui donnait souvent l’occasion, proclamait : " Et le Verbe s’est fait chair … ". Car, Marcellin Verbe, le père de Barnabé, était commerçant et pratiquait des prix plutôt élevés.

Au service militaire, les plaisanteries faciles avaient continué. Avec sa malchance coutumière, il avait été affecté comme chauffeur d’un général, le général Suchet. Si, le soir, à la chambrée, il évoquait telle ou telle faveur accordée par cet officier, il s’attirait inévitablement la répliques : " Le verbe s’accorde toujours avec son sujet " …

Devenu instituteur, Barnabé Verbe retrouvait, de la part de ses élèves, de ses collègues, de sa directrice, et même de son inspecteur, les plaisanteries qui avaient émaillé son enfance. Toujours les mêmes, toutes aussi " spirituelles " les unes que les autres.

Il avait vécu modestement, s’était marié et, au bout de quinze ans, après avoir eu quatre enfants, était devenu veuf. Sa femme était de santé fragile et etait morte au cours de l’une de ses multiples maladies. Elle s’était empoisonnée involontairement en prenant par mégarde, une trop forte dose de médicaments. Il l’avait bien un peu aidée, car il triplait systématiquement la quantité de chaque produit qu’elle devait absorber et sur la boîte duquel il était inscrit " produit dangereux ".

Un jour, cela avait payé, et il s’était retrouvé libre. Enfin Nul n’avait songé à le suspecter : il était si dévoué à sa famille !

Depuis ce " terrible " événement, Verbe avait la réputation d’être parfait, plus que parfait même. Il vivait avec ses enfants et faisait l’admiration de son entourage, plus heureux que lorsqu’il était marié, car son épouse était une horrible mégère, mais cependant moins heureux qu’il ne l’aurait souhaité. Avec sa mini-colonie de vacances, il était impensable qu’une femme accepte de partager son existence. D’autant plus qu’il avait accumulé, au cours des années, un certain nombre de dettes qui l’empêchait d’envisager de refaire sa vie, de commencer une nouvelle vie plutôt, car on ne peut rien refaire dans ce domaine. Alors il vivait de brèves aventures, sans projet, sans amour, sans lendemain… mais excellentes pour son équilibre physique et moral.

Il avait rencontré une jeune et très jolie femme, et, pour elle, il aurait volontiers accepté d’aliéner sa liberté si chèrement conquise (les médicaments ne sont pas remboursés à 100 %).

Elle portait le doux nom de Berthe, Berthe Cianordaux. Divorcée, elle vivait avec ses trois enfants. Quatre et trois : sept et deux : neuf. Point n’était besoin de faire un savant calcul pour s’apercevoir que leur union serait difficile, voire impossible …

Pas avant, du moins, que les enfants n’aient grandi, n’aient pris leur indépendance. A ce moment, il n’aurait plus de dettes, il l’espérait, et connaîtrait enfin le bonheur, le vrai, complet, intense. Celui dont il rêvait depuis toujours.

C’est au cours de vacances d’été très chaudes que Barnabé Verbe vit son destin basculer. Il avait coutume de jouer, le jour de la paie, quelques dizaines de francs au loto, espérant, toujours en vain, gagner la somme qui lui permettrait de sortir de sa médiocrité, de faire enfin des projets d’avenir. Or, un samedi d’août, alors que les enfants étaient en colonie de vacances, au bord de la mer, il eut l’immense joie de constater qu’il avait joué les six bons numéros.

Le lundi, il se présenta au centre de paiement et se vit remettre un chèque de près de quarante millions de francs. Le futur de Verbe s’annonçait bien …

Il ne perdit pas de temps, déposa son chèque à sa banque, non sans avoir pris la précaution de le photocopier à titre de souvenir. Puis, il se rendit chez un notaire, lui demandant de trouver, au plus vite, une maison, une grande maison comportant au moins neuf pièces. Il avait hâte de se libérer de son HLM qui lui semblait aussi agréable qu’une prison. Ensuite, il alla faire l’emplette de deux voitures : un modèle familial pour les sorties avec son " troupeau " et un modèle sportif pour les sorties qu’il effectuerait seul ou avec sa compagne. Sa fortune lui permit d’exiger une livraison pour le surlendemain (moyennant un petit supplément). Our patenter, il loua un cabriolet.

Il hésita longuement avant d’appeler Berthe, sa chère Berthe, qui lui manquait tant. Que lui dire pour lui annoncer que leur rêve d’amour devenait réalisable sans que, plus tard, il ne vienne à penser qu’elle avait accepté par intérêt ? Heureusement qu’elle vivait à l’autre bout de la France ! Elle ne s’apercevrait pas du changement qui était intervenu dans son existence ! Il décida d’attendre un peu, de savoir s’il se sentirait toujours aussi seul après avoir vécu quelques temps sa nouvelle richesse.

Il se rendit ensuite dans le magasin de confection, le plus élégant de sa ville, et acheta deux très beaux complets. Il était svelte, et un simple raccourcissement des jambes des pantalons lui permit d’être élégamment vêtu, en attendant de faire confectionner ses costumes par un tailleur. Il compléta son équipement vestimentaire par quelques chemises, de soie sauvage, et par une paire de chaussures de la plus belle qualité.

Consultant sa montre (il la changerait aussi à la première occasion), il constata qu’il était à peine 13 heures. Il décida de partir pour Monaco : il avait toujours eu envie de s’offrir une soirée dans un casino et de dormir dans un palace. Il arriva là-bas vers 20 heures, demanda et obtint une suite dans ce qui lui sembla le meilleur hôtel, loua un smoking, choisit le restaurant dont les prix étaient les plus élevés, et se trouva, comme toutes les personnes seules, installé à une petite table, dans le coin le moins agréable de la salle. Il n’osa pas réclamer : il lui restait encore quelque chose de Verbe passé.

Sa soirée, quoique agréable, ne lui apporta pas la joie escompte. Il joua raisonnablement, gagna légèrement, acheva sa nuit avec une jeune femme qui lui avait trouvé du charme (à lui ou à son portefeuille bien garni ?). Au matin, il repartit, sans avoir réveillé sa compagne de rencontre. Il rentra chez lui. Dans sa boîte aux lettres, il découvrit une lettre de sa chère Berthe. Celle-ci lui annonçait son prochain mariage … Il décida de tenter de l’oublier …

Le jour suivant, il effectua diverses démarches : placer son argent, l’essentiel du moins, pour s’assurer des revenus confortables et réguliers (mentalité de fonctionnaire ?), demander sa mise à la retraite, se faire livrer ses nouvelles voitures, signer le contrat d’achat de sa maison, commander les travaux et le mobilier nécessaire …

Il était enfin totalement libre, libre de s’adonner à ses passions : la lecture et aussi l’écriture. Il aurait le temps et la disponibilité d’esprit suffisants pour écrire le roman du siècle !

Et les années passèrent. Chaque jour, ses enfants partis pour l’école, M. Verbe, solitaire, s’enfermait dans son bureau-bibliothèque, avec la ferme intention de travailler. Mais l’inspiration ne venait pas : il en était toujours à chercher un sujet qui ferait un bon livre. Chaque soir ou presque, il allait dans l’une ou l’autre des boîtes de nit de la ville, où il se montrait en compagnie de jeunes femmes dont il changeait souvent. Son travail, les moqueries auxquelles il était accoutumé lui manquaient. Il n’avait pas le moindre souci pourtant. Il se surprenait souvent à se faire une réflexion, toujours la même.

" Si seulement j’avais gagné moins d’argent ! ".