BONNE FETE MONSIEUR VERDURON

La journée, une belle et chaude journée d’été, s’achevait. Une voiture de sport, encore élégante malgré son âge avancé, pénétra sur le parking de la résidence. Un homme en descendit, le sourire aux lèvres. Il se voulait élégamment vêtu, mais une certaine pauvreté apparaissait à travers la fatigue de ses vêtements. L’homme semblait tout guilleret, heureux.

Barthélemey, Barthélemy Verduron (comment être heureux de porter un pareil nom ?) allait avoir quarante-deux ans au mois d’octobre. Demain, ce serait sa fête.

Toute la journée, au travail, il avait pensé à la manière dont il allait la célébrer. Ah ! voilà qui ferait du bruit dans le quartier ! Il réaliserait enfin son rêve : occuper, ne serait ce qu’une fois, la première page des journaux. A cette pensée, une étincelle de joie fit pétiller ses yeux.

Maintenant, il retrait chez lui. Avant de pénétrer dans l’immeuble, il fit une halte chez le traiteur, chez qui il choisit les éléments d’un bon repas, d’un repas pour un célibataire (quelle femme aurait l’idée saugrenue d’épouser un Barthélemy Verduron ?) et un magnum de champagne. Il fallait fêter dignement la Saint-Barthélem (1572) non ?

Il entra donc chez lui, déposa ses achats sur la table de la cuisine, mit la bouteille de champagne au frais et commença à installer son couvert sur la vieille table de chêne héritée de ses parents (qui n’ont eu aucun complexe à l’appeler Barthélemy Verduron, les monstres !).

Une nappe de dentelle, des assiettes en porcelaine, des couverts en argent, une flûte de cristal (le champagne est bien meilleur dégusté dans une flûte), le lourd chandelier hérité de sa tante : tout était prêt.

Il mit en place une cassette, alla chercher son premier plat et s’attabla. il se sentait bel appétit, tout joyeux de la farce qu’il allait faire le lendemain et qui lui vaudrait de réaliser son rêve. La musique, le Requiem de Mozart, le rendait tout guilleret, à moins que ce ne fût l’approche de son chef-d’œuvre…

Les bons plats, excellents même (bravo M. le traiteur) se succédèrent, comme se succédèrent les coupes de champagne. Il avait maintenant complètement oublié qu’il avait réglé avec un chèque sans provisions (il faut bien, de temps à autre, s’offrir une petite folie) et s’il eut une seconde(à peine de remords, il n’était plus en état d’en avoir un autre.

Il avait le palais réjoui par la bonne chère, l’estomac garni de ce qu’il aimait le plus. Il était heureux, Pleinement.

Son repas, pardon, son festin achevé, Barthélemy Verduron, en célibataire ordonné commença les petites tâches ménagères, qui n’avaient aucun secret pour lui depuis quelque vingt ans qu’il les pratiquait chaque jour.

Débarrasser la table, laver, essuyer, ranger la vaisselle, donner un petit coup de balai (il haïssait le ronflement des aspirateurs) dans la salle et la cuisine. Il était fin prêt.

Le Requiem de Brahms, qui avait succédé à celui de Mozart, s’achevait à son tour. Il le remplaça par la Danse macabre du bon Saint-Saëns, qu’il avait prévu d’écouter pendant que confortablement installé dans son meilleur fauteuil (hériter de son oncle), il fumerait un cigare emprunté à son patron. Il se laissa aller dans le plaisir de la belle musique et du bon tabac.

Le Havane et la cassette achevée, il se redressa brusquement. Lui qui avait pris son temps jusqu’à maintenant, semblait tout à coup pressé. Il se rua sur le siège qui faisait face à son bureau (hérité de son grand-père paternel), prit une feuille de papier et commença à rédiger.

" Monsieur le Rédacteur en chef, lorsque vous recevrez cette lettre, je serai mort. Un de vos subordonnés viendra certainement enquêter sur mon décès, ce qui vous permettra de prendre connaissance de mon décès par une deuxième voie. Si je prends la liberté de vous annoncer ma disparition, c’est parce que vous, oui, vous même, en êtes directement responsable ".

" En effet, je vous ai fait parvenir depuis vingt ans 736 textes d’articles, 935 nouvelles, ainsi que 69 autres textes. Or jamais vous n’en avez publié un seul. Il est donc tout à fait normal que je me suicide et je vous en laisse l’entière responsabilité ".

 Il signe, mit le feuillet sous enveloppe et s’appliqua à rédiger une autre lettre :

" Monsieur le Directeur, lorsque cette lettre vous parviendra, vous aurez déjà constaté mon absence au bureau. Elle sera due à mon décès prématuré ".

" Je tiens à vous écrire, car ma disparition, que vous le vouliez ou non, est provoquée par votre attitude méprisante à mon égard. En effet, vous devez savoir, vous, un homme si précis, que depuis vingt ans que je travaille chez vous, vous avez " oublié " 7369 fois de répondre à mon salut du matin, que à 3569 reprises vous m’avez parlé en m’appelant Verduron et non M. Verduron, comme j’aurais été en droit de l’attendre ".

" Il me semble donc très naturel que je me donne la mort et vous prie simplement de bien vouloir m’excuser de ne pas vous avoir présenté ma démission ".

Comme pour la précédente, il apposa son paraphe au bas du texte, qu’il emprisonna dans une enveloppe et commença immédiatement un nouveau texte.

" Monsieur le Directeur littéraire, j’espère bien que la presse vous confirmera la nouvelle de ma disparition, de la mort du très grand auteur que je suis. Or vous êtes le seul et unique responsable de mon suicide. Ne vous ai-je pas, en effet, fait parvenir au cours des vingt dernières années la bagatelle de 161 romans, que je tiens pour les tout meilleurs de notre siècle ".

" Et jamais vous n’avez daigné les publier. Ils ne sont sans doute pas suffisamment " commerciaux " pour susciter votre intérêt. Jamais non plus vous ne m’avez répondu. Devant ce mépris affiché, il ne me reste qu’une chose à faire : vous tirer, tirer au monde ma révérence ".

" Je souhaite seulement que vous ne tiriez pas profit de la publicité qui entourera mon décès, en publiant mes romans ".

Il agit pour cette lettre comme il avait fait pour les précédentes et aussitôt en commença une autre :

" Marjolaine, ma chérie, à l’heure où tu recevras cette missive, je en serai plus de ce monde. Ne te sens surtout pas coupable le moins du monde, j’ai parfaitement compris les raisons qui font que tu ne viendras jamais partager mes jours et mes nuits ".

" Refaire ta vie avec moi t’obligerait à renoncer à trop de choses braies pour ce qui est peut-être une illusion, un rêve et en tout cas. Mais ce n’est pas de cela que je veux te parler, mais simplement t’exposer les véritables raisons de mon suicide ".

" Je suis atteint d’une maladie incurable et n’ai pas le courage d’affronter ma déchéance future. C’est pourquoi je quitte cette terre en gardant de toi un souvenir ému, en réaffirmant mon amour pour toi et en t’envoyant un dernier baiser. Ne me regrette pas trop, c’est tout ce que je te demande. Adieu ".

Il versa quelques gouttes de parfum, cacheta l’enveloppe et porta ses quatre lettres d’adieu à la poste toute proche.

Il sifflotait d’aise à son retour, satisfait de sa correspondance. Il était bien conscient qu’aucun de ses correspondants, les trois premiers s’entend, ne croirait tout à fait à la responsabilité qu’il pouvait avoir dans son acte, préférant attribuer ce suicide à la folie. Mais il espérait bien qu’une petite graine de doute germerait dans ces esprits trop sûrs d’eux…

Quant à Marjolaine, il l’aimait trop pour lui faire de la peine et souhaitait ardemment qu’elle croie à son explication. En aucun cas il ne lui aurait avoué qu’il ne pouvait supporter de vivre sans elle et qu’il préférait en finir plutôt que de continuer à souffrir.

C’est la perspective de ne plus souffrir, liée à la certitude que son suicide serait des plus spectaculaires qui le rendait si heureux ce soir là.

C’est sur fond de chant grégorien qu’il se mit au travail. Armé d’un énorme rouleau d’adhésif brun, il s’appliquait à obturer toutes les prises d’air de son logement, jointures de la porte d’entrée, et des fenêtres, bouches d’aération, tout y passa.

Il poussa même le raffinement jusqu’à placer au bas de la porte d’entrée des chiffons humides. Après avoir vérifié qu’il n’avait rien oublié, il consulta sa montre. Il n’était pas tout à fait minuit. C’était parfait.

Il acheva la bouteille de champagne, puis appela le service du réveil téléphonique, demandant son intervention pour 7 heures le lendemain matin. Alors, il ouvrit le robinet de gaz en grand, avala un comprimé de somnifère et alla s’allonger sur son lit (hérité de son grand-père maternel).

En attendant le sommeil (son dernier) il jubilait. Sa mort allait faire du bruit, dans tous les sens du terme.

Son appartement allait être complètement détruit et, avec un peu de chance, l’immeuble ne vaudrait guère mieux. Voilà qui ferait un beau titre pour les journaux : " Suicide au gaz : 56morts ! " (puisqu’il y avait 56 personnes vivant (plus pour longtemps)dans l’immeuble), ou bien : " Saint-Barthélemy : un nouveau massacre ! ".

Les journalistes allaient pouvoir s’en donner à cœur joie. Son rêve ! Il avait la chance d'avoir choisi l'instant de sa mort, ce que trop peu de gens osent faire et il allait ce jour acquérir la notoriété après laquelle il avait couru toute sa vie.

Peu à peu, il s'était endormi, bercé par son imagination. Il n'avait ressenti aucun malaise, aucune gêne provoquée par la présence de plus en plus grande de gaz.

C est la sonnette du téléphone qui le réveilla. Il décrocha, non avoir tâtonner pour se saisir du combiné.

  • Barthélemy ?
  • Oui ? (il était encore plus qu'à moitié endormi).
  • C'est moi, Marjolaine.
  • Que se passe-t-il?
  • Je ne peux, pas vivre sans toi. Je veux quitter mon mari Viens me chercher.
  • C'est bien vrai ? (il ne pouvait pas croire en sa chance).
  • Si je te le dis. Viens vite, je t'en prie.
  • J’arrive.

Sans plus réfléchir, il sauta de son lit, sortit sur le palier et courut vers sa voiture. Il démarra en trombe et prit la route. Il avait beaucoup de chemin à faire pour arriver à la porte de sa dulcinée. Est-ce l’effet de l'alcool ou celui du somnifère, ou les deux, toujours est-il qu’au bout de quelques kilomètres, il s’endormit et sa voiture alla s’écraser au fond d’un ravin. Il mourut sur le coup.

Lorsque le téléphone sonna, à 7 heures du matin précises, une explosion détruisit entièrement l’appartement de Barthélemy Verduron (quel nom difficile à porter !). On releva des décombres douze morts et 7 blessés. Les autres occupants du bâtiment étaient au travail ou encore en vacances.

Quant à Marjolaine, en recevant sa lettre, elle se consola et vécut heureuse auprès de son mari.