UN JOUR EN ENFER

PERSONNAGES:

LUCIE FAIRE : Diablesse en chef

BELLE ZEBUTTE : Diablesse secrétaire

EVE SATAN : Diablesse en mission

EDMEE PHISTO : Diablesse en mission

(Le décor : deux tables dans un bureau tendu de rouge et de noir ; du papier crépon par exemple. Un des deux bureaux portera un ordinateur et une imprimante branchés. Un téléphone au moins. On pourra aussi jouer toute la pièce dans la lumière "noire" ce qui lui donnera un caractère irréel.)

(Sur scène Lucie Faire, assise à son bureau ; Belle Zébutte entre, pose son manteau ; toutes deux, comme les autres diablesses sont vêtues de rouge et de noir).

LUCIE: Bonjour Belle. As-tu passé une bonne soirée ?

BELLE: Parfaite, Madame Faire.

LUCIE: Mille milliards de diablotins ! Nous travaillons ensemble depuis le début de l'éternité et tu m'appelles encore Madame Faire? Appelle-moi donc Lucie, comme tout le monde. Même les hommes connaissent mon prénom !

BELLE: Bien Lucie, j'essaierai. Mais il est difficile d'abandonner ses vieilles habitudes...

LUCIE: Tu t'es bien mise à l'informatique ? Tu as bien abandonné ton boulier ? Alors, tu dois pouvoir t'y mettre. Voilà maintenant cent mille ans que je te le demande. Alors, cette soirée ?

BELLE: Excellente, Lucie. Je suis allée sur terre, dans une boite de nuit et j'ai dansé jusqu'au petit matin. Je me suis amusée comme une folle et j'ai préparé au moins quinze hommes à être damnés.

LUCIE: Quinze ? En une seule nuit ? Tu es extraordinaire ! Il faudra que je te donne les Palmes Diaboliques.

BELLE: Oh ! Avec la Lambada, c'est facile.

LUCIE: La Lambada ? Qu'est-ce que c'est que ce truc là ?

BELLE: Une nouvelle danse inventée par notre chercheur, le vieil Astaroth.

LUCIE: Il est plein de bonnes idées celui-ci. Quoique, avec le disco, il m'avait déçu. Mais tu es trop modeste. Quinze, c'est un joli nombre !

BELLE: C'était enfantin, un jeu. Mais je ne me lasse pas de damner des hommes.

LUCIE: Attention ! Pas de sexisme ! Il ne faut pas oublier de damner aussi les femmes.

BELLE: Oh ! Pour elles, c'est trop facile ! Ce sont d'ailleurs toujours les diables débutants qui s'en chargent. Et malgré cela, elles se bousculent au portillon. Plus de 98 pour cent des femmes finissent chez nous, alors que nous n'avons que 90 pour cent des hommes.

LUCIE: Je sais bien, hélas ! Mais ce qui me met en rage, ce sont ces deux pour cent de femmes et ces dix pour cent d'hommes qui vont chez notre concurrent. Mais puisque nous en sommes à notre travail, peux-tu avec ta machine sortir la liste des cas difficiles ?

BELLE: Tout de suite Mad... Lucie. Par laquelle faut-il commencer ? Les gens célèbres ou les anonymes ?

LUCIE: Peu importe. Vas-y donc pour les célébrités.

BELLE: Et c'est parti ! (Elle manipule son ordinateur et une liste sort de l'imprimante) Un peu de patience... Voilà. Ca y est.

LUCIE: C'est tout ?

BELLE: Je n'ai ici que la liste des personnalités de la télévision ! Je vous donnerai les autres listes dès que nous en aurons fini avec celle-ci.

LUCIE: Avant que nous ne commencions, appelle donc Edmée Phisto, j'ai une mission à lui confier.

BELLE: (décrochant le téléphone) Edmée Phisto est demandée au bureau. Edmée Phisto est demandée au bureau.

EDMEE: ( Elle entre aussi spectaculairement que possible : fumigènes, bruits de cymbales...) Bonjour Madame Lucie Faire. Bonjour Madame Belle Zébutte. Vous m'avez demandée ?

LUCIE: Oui, Edmée. Je voudrais que tu organises un concours parmi tous les diables. Le premier prix pourra être...

BELLE: Une semaine de vacances.

LUCIE: Pourquoi pas ? Ils travaillent si bien depuis si longtemps ! L'enjeu du concours sera de faire sortir du droit chemin... la... la...

BELLE: La quoi ?

EDMEE: La qui ?

LUCIE: La mère Thérésa. Elle m'énerve celle-ci ! Elle m'énerve ! Si douce, si parfaite ! Alors si l'un d'eux pouvait lui faire commettre un pêché, même un petit, même un minuscule, je serais prête à satisfaire ses caprices et à le nommer Grand Maréchal des diables.

BELLE: La mère Thérésa ! Mais c'est une mission impossible !

EDMEE: La mère Thérésa ! Et en plus c'est dangereux ! Elle est capable de détourner nos diables du mauvais chemin !

LUCIE: Mais il faut absolument faire quelque chose. Elle fait vraiment trop de publicité pour notre concurrent. Je compte sur toi Edmée. Fais au mieux!

EDMEE: Je ferai tout mon possible. Au diable mesdames.

BELLE: Au diable, et bonne chance.

LUCIE: Au diable, et à bientôt. Maintenant, voyons cette liste. (Elle la parcourt) Mais ils nous sont déjà presque tous acquis! Il faut dire que pour devenir célèbre à la télévision, il faut savoir se compromettre. Ah ! En voilà une ! La petite Danielle Jobart. Depuis qu'elle a été virée de la télé, elle s'éloigne de nous. Fais appeler Eve Satan, que l'on s'occupe sérieusement d'elle.

BELLE: (Au téléphone) Satan est demandée au bureau. Satan est demandée au bureau.

SATAN: (Même entrée que Edmée Phisto)Vous m'avez fait appeler, patronne ?

LUCIE: Oui, Eve. Tu es une de nos meilleures diablesses, tu l'as prouvé à l'occasion de la pomme, au début de notre entreprise, aussi, je te confie une mission délicate.

SATAN: Je suis certaine de la mener à bien.

LUCIE: Ne sois pas si sûre de toi. Il t'est déjà arrivé d'échouer. Et tes échecs nous ont fait une très mauvaise publicité. Et nous avons perdu des milliers d'âmes à chaque fois. Rappelle-toi ton idée de jeter les chrétiens aux lions. Non seulement ils n'ont pas abjuré leur religion, mais de plus ils ont converti leurs bourreaux. Et le coup de Jeanne d'Arc.

SATAN: Oui, c'est vrai. Mais il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais.

LUCIE: Je te l'accorde. Mais parlons plutôt de ta mission. Il y a sur terre une ancienne présentatrice de télévision qui est en train de bien tourner, une certaine Danielle Jobart. Vois ce que tu peux faire pour la ramener sur le mauvais chemin, et viens ensuite nous raconter ce que tu lui as préparé.

SATAN: Je reviens dans quelques minutes. Mais son dossier...

BELLE: Le voici. Mais je te résume : Cette petite présentatrice a été renvoyée de la télévision, et elle gagne maintenant sa vie très modestement en faisant des animations dans les supermarchés. Enfin, tu liras tous les détails dans ce dossier.

SATAN: Merci. Je mets tout en route et je reviens.

LUCIE: Et que ton travail soit soigné !

(à Belle)Si nous changions un peu. Regarde donc la liste des anonymes. On y trouve parfois des cas intéressants.

BELLE: (Manipulant son ordinateur) Je m'en occupe. Tiens, c'est curieux. Je n'avais pas remarqué.

LUCIE: Remarqué quoi ? (Elle s'approche).

BELLE: Voyez ! Là ! N'est-ce pas bizarre ?

LUCIE: Nom de Diable ! Ce n'est pas possible ! Ta machine s'est trompée !

BELLE: Ma machine ne se trompe jamais. Ca n'est pas une erreur. C'est surprenant, étonnant, ahurissant, tout ce que l'on voudra, mais c'est pourtant vrai.

LUCIE: En tout cas, c'est du jamais vu. Mais le pauvre homme! Il faut nous occuper de lui très vite. Enfer, si ceci se sait... S'il allait au Paradis ! Tu imagines comment l'autre l'exploiterait ! Appelle donc Edmée. Et sors son dossier.

BELLE: Edmée Phisto est demandée au bureau. Je répète, on demande Edmée Phisto au bureau.

EDMEE: Me voici.

LUCIE: Alors ? Ce concours ?

EDMEE: Ce sera un échec. Nous n'avons aucun candidat pour affronter cette mère Thérésa. Tous nos diables en ont peur. Même nos jeunes diplômés de l'ENA...

LUCIE: l'ENA, qu'est-ce que c'est que ça, bon diable ?

EDMEE: l'Ecole des nouveaux agents, que nous avons créée pour former de nouveaux cadres.

LUCIE: Ah oui ! Je me souviens maintenant. Et vous avez de bons résultats ?

EDMEE: Ils ont un beau diplôme, mais n'ont pas vraiment les pieds sur terre, pardon, sur enfer.

LUCIE: Nous verrons cela plus tard, tout comme nous réfléchirons au cas de cette trop parfaite mère Thérésa. Mais vois donc avec Belle. Nous venons de découvrir une anomalie à laquelle il faut remédier de toute urgence si nous ne voulons pas être la risée de tout l'au-delà.

BELLE: Voilà. Il s'agit d'un instituteur.

EDMEE: Un instituteur ? Ca un cas? Mais ils viennent tous chez nous, en ligne droite !

BELLE: En tous cas, celui-ci est en route pour le Paradis.

EDMEE: Mais c'est une catastrophe !

BELLE: C'est bien pourquoi tu vas t'en occuper tout de suite.

EDMEE: Mais qu'a donc fait ce pauvre homme pour se trouver en si mauvaise posture ?

BELLE: En fait, peu de choses. Il se contente de respecter les pensées de ses élèves, et d'encourager leur libre-arbitre.

EDMEE: Mais c'est scandaleux ! Honteux !

LUCIE: Tu l'as dit, c'est un scandale ! Et je compte sur toi pour que cela cesse rapidement, et qu'il se retrouve très vite sur une voie plus normale pour sa profession.

EDMEE: J'y vais, j'y cours, j'y vole. Je saurai chasser ce souci si sensationnel séance tenante. Et le monde redeviendra normal.

LUCIE: Je compte sur toi. A tout à l'heure.

(Le téléphone sonne).

BELLE: Bureau central de l'enfer, j'écoute. Oui. Tu peux venir tout de suite.

SATAN: (Saluant militairement) Eve Satan au rapport. Je crois avoir bien travaillé.

LUCIE: Pas de pitreries ! Tu n'es pas à la rôtisserie de la cantine. Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Je t'écoute.

SATAN: J'ai d'abord contacté un de nos amis : son percepteur.

LUCIE: Oui, tu as bien fait. Ces gens des finances sont tous à notre dévotion.

SATAN: Celui-ci va lui organiser un contrôle fiscal, et, comme en France, le fisc fixe exprès des taxes excessives...

BELLE: La petite Jobart aura besoin d'argent.

LUCIE: C'est simple, mais il fallait y penser.

SATAN: Vous avez tout compris. A ce moment, un de nos amis lui proposera de vendre des bracelets miraculeux... qui n'auront de miraculeux que le nom, et notre petite Danielle Jobart acceptera et retrouvera le mauvais chemin qu'elle n'aurait jamais dû quitter.

LUCIE: Et si ça ne suffit pas ?

SATAN: Je me débrouillerai pour la faire revenir à la télévision, pour la faire poser dans des magazines, pour lui donner l'idée d'écrire un livre de médecine... N'importe quoi qui la rende à nouveau célèbre et lui redonne le goût de la célébrité. Alors, là, elle sera à nouveau prête à toutes les compromissions pour rester en haut de l’affiche.

LUCIE: Apparemment, tu as bien travaillé. Mais, surveille ce cas de près. Je ne veux pas qu'elle nous échappe.

SATAN: Elle ne nous échappera pas, j'en fais le serment.

LUCIE: Je compte sur toi, mais si tu échoues, je t'envoie faire un stage aux cuisines !

SATAN: Non, pas ça ! Il y fait trop chaud, et je n'ai aucune envie de voir tourner des broches du matin au soir et du soir au matin. Tous ces humains qui grillent, c'est d'un monotone !

LUCIE: Alors, tu sais ce qui te reste à faire.

SATAN: Je la surveillerai de près, c'est promis. Au revoir patronne. (Elle sort en maugréant) Les cuisines ! Pour moi ! Les cuisines pour la grande Satan!

BELLE: Vous êtes dure !

LUCIE: Eve a tendance à se prendre pour une vedette. Il serait temps qu'elle oublie un peu son premier succès.

BELLE: Il est toujours difficile de se remettre d'un grand succès. Regardez les chanteurs avec leurs tubes.

LUCIE: Mais ce sont des humains, et de plus, leur tube ne remonte jamais à une date aussi ancienne. Il y a quand même plusieurs dizaines de milliers d'années qu'elle a fait le coup de la pomme. (Le téléphone sonne).

BELLE: Bureau central de l'enfer, j'écoute. Oui. Oui. Tu peux venir tout de suite. Nous t'attendons.

EDMEE: Me Voilà. Je crois que j'ai trouvé. Mais ça n'a pas été simple.

LUCIE: Pas simple pour un instituteur ! On aura tout vu !

EDMEE: Il faut vous dire qu'il a résisté au traitement de l'Ecole Normale.

LUCIE: Il était passé par cette école ?

EDMEE: Oui, et pourtant il est différent des autres. Il n'a même pas envie de recevoir les palmes académiques pour son départ en retraite.

LUCIE: Mais alors, que faire ?

EDMEE: Il a malgré tout une petite faiblesse.

LUCIE: Laquelle ?

BELLE: Oui, laquelle ? Je n'ai rien vu dans son dossier.

EDMEE: Lorsqu'il était petit, on lui a prédit une carrière d'écrivain.

LUCIE: Et alors ?

EDMEE: Je lui ai rappelé ce souvenir. Et donné un peu d'ambition.

LUCIE: Et tu crois que ça va marcher ?

EDMEE: Je ne crois pas ! J'en suis certaine. A l'heure qu'il est, il rêve du prix Goncourt, de l'Académie Française, d'avoir son nom dans le dictionnaire. En un mot, il est à nous. Vous n'avez qu'à regarder sur l'ordinateur.

BELLE: Effectivement. Il n'est plus sur la liste rouge.

LUCIE: Ma petite Edmée Phisto, tu es géniale. Viens ici que je t'embrasse.

EDMEE: Oh ! Ce n'était rien.

LUCIE: Rien ! C'est toi qui le dis ! Quand je pense qu'un instituteur a failli nous échapper, j'en suis toute retournée. Tiens, venez toutes les deux. Je vous offre un verre sur terre pour fêter ça!

(Elles sortent)

RIDEAU.