C'EST PAS DU GATEAU !

En raison du très grand nombre de personnages, et aussi pour rendre la pièce plus amusante, il pourra être opportun de demander aux acteurs d'interpréter plusieurs rôles.

Les indications de mise en scène sont volontairement limitées au minimum pour laisser le plus de liberté possible au metteur en scène.

 

LES FEMMES DE MENAGE.

Les deux femmes balaient la salle en allant d'un côté à l'autre, se croisant au centre de la scène.

F1: Je ne comprends pas ce que les gens lui trouvent.

F2: Moi non plus. Quand je compare ce dessin avec celui de mon petit Vincent...

F1: C'est comme moi, mon petit Léonard fait des dessins bien plus jolis.

F2: Oui, mais mon petit Vincent ne parvient pas à vendre les siens.

F1: Mon petit Léonard non plus, et pourtant...

F2: Et pourtant, vous allez me dire que ses dessins sont beaux.

F1: Parfaitement.

F2: Et comment expliquez-vous qu'il n'en ait pas encore vendu un seul ?

F1: Je ne l'explique pas, je le constate.

F2: J'ai bien une idée là-dessus...

F1: Une idée ? Vous savez pourquoi nos enfants, malgré le talent de mon petit Léonard, ne parviennent pas à vendre leurs toiles ?

F2: Je crois le savoir. Si nos enfants, malgré le talent de mon petit Vincent, ne parviennent pas à vendre leurs toiles, c'est à cause de leur nom.

F1: De leur nom ? Du nom de mon mari ? Du nom que je porte ? Et pourquoi donc s'il vous plaît ?

F2: Parce que leur nom, celui que vous portez, comme celui de mon ex-mari et que je ne porte plus, ne font pas commercial.

F1: Pas commercial ? Pourquoi cela?

F2: Parce que le public d'aujourd'hui souhaite des noms à consonance étrangère... et non des noms bien Français comme les nôtres.

F1: C'est ben vrai ça alors ! Des chanteurs qui s'appellent Goldmann...

F2: ou Hallyday père et fils.

F1: Des chanteuses qui s'appellent Kaas...

F2: ou Farmer.

F1 et F2 : Et des peintres qui se nomment Miro !

Entrée du gardien.

G: Et bien les filles ! Encore en train de papoter ? Il faudrait vous dépêcher! Les officiels arrivent pour l'inauguration dans quelques instants.

F1: Oui. Oui. Nous avons presque fini. Mais dites-moi, dites-nous plutôt, vous l'aimez, vous, ce Miro ?

F2: Oui ! Vous qui allez passer la journée avec lui. Qu'en pensez-vous ?

G: Je ne suis ici ni pour aimer, ni pour penser, mais pour garder, et je garde. Et surtout, ne touchez pas à ce tableau, c'est pas du gâteau, c'est du Miro.

Les deux femmes achèvent leur balayage et sortent.

G: Au revoir Madame Van Gogh ! Au revoir Madame De Vinci ! A demain matin !

Et voilà ! Seul avec lui ! Pas pour longtemps, je le crains. Ce n'est pas pendant cette exposition que je vais pouvoir dormir en paix. Tout le monde va venir. Ce tableau ne va pas cesser d'avoir des visiteurs. Je ne serai pas tranquille pendant ces quinze jours. Et je crains d'être obligé d'abandonner mon petit boulot de veilleur de nuit. Tout ça à cause de ce Miro. Ah! ca ne sera pas du gâteau !

 

LE PEINTRE

Il entre, portant son matériel, l'installe, de manière à ce que le public ne voie pas ce qu'il dessine, se plante un instant devant le tableau, réfléchit puis s'installe. Pendant tout le temps de sa présence sur scène, il jettera de fréquents regards sur le tableau, se levant parfois pour aller examiner un détail. A chaque fois, le gardien lui dira :

G : Touchez pas à ce tableau, c'est pas du gâteau, c'est du Miro !

 

 

LES OFFICIELS.

 

CONS: Chère Madame l'attachée principale au sous-chef de cabinet du secrétaire général de la délégation départementale de la section beaux-arts du ministère de la culture...

CUL: Abrégez ! Ce titre est vraiment trop compliqué ! Appelez-moi donc Madame Culture, ce sera plus facile !

CONS: Je disais donc, chère Madame Cul, Madame Et cetera Culture combien mon modeste musée, et moi-même...

CUL: Dépêchons-nous ! J'ai encore trois inaugurations aujourd'hui.

CONS: … et moi-même sommes honorés de recevoir votre visite à l'occasion de cette exceptionnelle exposition de ce chef-d’œuvre du grand Juan Miro, ce peintre espagnol génial,

CUL: né en 1893, mort en 1983,

CONS: membre du groupe des surréalistes, et dont une toile s'est vendue en 1987…

CUL: pour la coquette somme de 16 millions 779 mille francs. Le chef d’œuvre

CONS: que nous avons sous les yeux, et qui s'intitule "c'est pas du gâteau"

CUL: a été peint par l'artiste à une période où ses finances étaient au plus bas et où il n'avait pas de quoi s'offrir de pâtisserie le dimanche.

CONS: Sur cette toile s'exprime le désespoir de l'artiste qui passe devant une pâtisserie et qui ne peut y entrer.

CUL: Au nom de mon sous-chef de cabinet, au nom du secrétaire de la délégation départementale, au nom de mon ministre bien-aimé, et en mon nom propre, je tiens à vous faire savoir combien j'apprécie, combien nous tous, en haut-lieu, apprécions les efforts que vous faites dans votre petit musée, dans votre petite ville pour développer le goût des Françaises et des Français pour l'art, pour l'art vrai, pur, si bien représenté par cette toile du grand Miro, ce peintre espagnol génial,

CONS: né en 1893, mort en 1983,

CUL: membre du groupe des surréalistes, et dont une toile s'est vendue en 1987

CONS: pour la coquette somme de 16 millions 779 mille francs. Le chef d’œuvre

CUL: que nous avons sous les yeux, et qui s'intitule "c'est pas du gâteau"

CONS: a été peint par l'artiste à une période où ses finances étaient au plus bas et où il n'avait pas de quoi s'offrir de pâtisserie le dimanche.

CUL: Sur cette toile s'exprime le désespoir de l'artiste qui passe devant une pâtisserie et qui ne peut y entrer...

CONS: Chère Madame et cetera Culture, votre intervention m'est allée droit au cœur, venant d'une aussi agréable personne, et contenant autant d'encouragements à poursuivre l’œuvre importante et de longue haleine que j'ai entreprise dans mon musée qui, aussi modeste soit-il est néanmoins très vivant pour faire de ma ville la capitale de l'art dans ma région, une région dont on se moque trop souvent et que je voudrais voir rayonner sur la France, et par-delà les frontières sur l'Europe entière comme l'exemple à suivre...

CUL: Vous n'avez pas l'impression d'être un peu confus ?

CONS: C'est à cause de la passion qui m'anime. Bref, lorsque demain, dans leur journal, mes concitoyens liront vos encouragements, ils ne manqueront pas d'apprécier mes efforts à leur juste valeur...

G: Et de voter pour vous aux prochaines Municipales !

CONS: Là n'est pas la question. Contentez-vous de garder et de vous occuper de ce qui vous regarde ? c’est à dire de garder.

Encore merci, Madame et cetera Culture, et si vous le voulez bien, nous allons nous rendre maintenant au salon d'honneur pour une petite collation.

CUL: Il y aura des gâteaux ?

CONS: Oui, le buffet, ce n'est pas du Miro, c'est des gâteaux ! Et il y aura du champagne aussi !

CUL: Alors, allons-y. Cela me permettra d'économiser un repas. Décidément, j'adore ces déplacements à la campagne ! Et j'en ai tous les jours ce mois-ci. Quelle économie ! Et je perçois des indemnités de déplacement ! Dans six mois, si ce rythme se maintient, je m’achèterai mon quinzième appartement ! Que de loyers en perspective !

Et ils sortent. Le gardien reste seul.

G: (Tout en parlant, il sortira d'une musette saucisson et vin rouge). Et voilà ! Ils vont s'empiffrer. Sans m'inviter ! C'est toujours pareil, les officiels se gobergent, et nous, les petits, ne sommes jamais conviés à leurs agapes. Et puis, après tout, c'est peut-être tant mieux. Un bon saucisson de campagne, bien gras, bien assaisonné, fait de vrai cochon de ferme, vaut tous les amuse-gueule qui ne tiennent pas au corps, et une bonne rasade, un bon coup de mon rouge préféré, de ce rouge un peu acide, qui râpe le fond de la gorge et gratouille l'estomac...

A moins que ça ne le chatouille. Au fait, je ne me suis jamais posé sérieusement la question : ça me chatouille ou ça me gratouille ?

Peu importe après tout. A ma santé ! Mais voilà quelqu'un. Rangeons !

 

LES TOURISTES JAPONAIS

Ils entrent portant chacun un appareil photo et mitraillent durant toute la scène.

TJ1: Judo karaté‚ Tokyo ?

TJ2: Naï. yonesawa jiu jitsu

G: Chouette ! des Japonais ! Des vrais ! Bonko Jourko Vouké deuki

TJ1: Bonko Jourko Vouké Seulki

TJ2: Bonko Jourko Vouké Seulki

TJ1: Aïkido Okinawa ?

TJ2: Naï. Kanazawa Hiroshima sasho Nagasaki.

TJ1: Hiroshima ? Nagasaki ? Honshu Suraskidi ?

TJ2: Suraki. Suraki.

G: Shuikoku naï sapporo tableau. Naï nobeoka gâteau honda kawasaki Miro.

TJ1: Yamaha kyoto ? (Il tend son appareil photo au gardien).

G: Yamaha kyoto photosuki. (Il les prend en photo devant le Miro).

TJ2: Soma fukushima

TJ1: (au gardien) Soyonara Krasucki seulki

TJ2: Soyonara Krasucki seulki

G: Soyonara Krasucki Vouké deuki ! (ils sortent)

Heureusement que j'ai pris des cours de Japonais par correspondance ! Je ne pensais pas que cela me servirait un jour. Car c'est bien la première fois que des japonais mettent les pieds dans notre ville ! Il y a eu… les cosaques en 1814, les Prussiens en 70, les Allemands en 40, les étudiants en 68, les hippies en 70, et même les socialistes en 81, mais des japonais, jamais. Ce soir, je suis certain que ça passera sur FR3. Notre honorable correspondant local ne laissera pas passer cette occasion de faire un reportage !

LE PEINTRE

Il remballe son matériel puis compare son œuvre au tableau exposé. Il s'agit d'une peinture figurative, portrait ou paysage.

P: Je suis content de moi. Ma copie est parfaite. Absolument parfaite.

Puis il sort.

G: S'il est content de lui, tant mieux. Je ne trouve pas de ressemblance très nette entre sa peinture et celle qui est là. Mais basta ! Chacun est bien libre!

 

LE POETE

Il entre seul, tenue excentrique, en déclamant :

.P :..

Et puis elle part ; il la suit des yeux,

Se demandant s'il n'est pas amoureux.

Déjà, il forme des vœux

Pour qu'elle veuille le rendre heureux.

Puis il se plante devant le tableau et se remet à déclamer, marchant de long en large.

P:

Bleu, bleu comme un ciel d'été,

Bleu, bleu comme la mer calmée,

Le rouge d'un cœur esseulé,

Le blanc d'un rêve d'amour partagé.

Je me sens si seul aujourd'hui,

Tu me manques, et je m'ennuie.

Cette image sereine me fait regretter

Les moments que nous n'avons pas partagés.

Je nous imagine au bord de cet océan,

Ensemble, dans les bras l'un de l'autre.

Je t'imagine, nue sur le sable blanc,

Des heures d'un bonheur qui serait nôtre.

Nos regards se croisant, se disant

Que je t'aimerai, que tu m'aimeras

Quoi qu'il arrive, éternellement.

Et puis tu me tendrais tes bras.

Devant cette immensité bleue,

Comme nous serions heureux !

Mais ce n'est que rêve, hélas !

Et la réalité me glace.

Notre amour est sans avenir

Puisque tu refuses de venir

Partager mes peines et mes joies,

Que ton présent te retient loin de moi.

Mais je sais qu'un jour, un jour prochain,

Nous pourrons vivre un bonheur serein,

Bleu comme un ciel d'été,

Bleu comme la mer calmée,

Avec nos cœurs enfin réunis,

Dans le blanc des draps de notre lit.

Et il sort en répétant : Bleu comme un ciel d'été, bleu comme la mer calmée...

Dans ces derniers vers, comme dans les premiers, il montre le tableau.

G: En voilà un allumé ! Complètement loufoque ! Il se prend pour qui ? Pour Ronsard, pour Lamartine, pour Victor Hugo, pour l'auteur de la pièce ? A la réflexion, c'était peut-être pas si mauvais. Je me demande si c'est de lui, s'il l'a composé en voyant ce machin. (Il se plante devant la toile)

Après tout, pourquoi pas ? Ca lui donnerait au moins un sens. La mer d'été, le ciel calmé. Comment il disait au fait ? Il faudra que je retrouve ce texte pour le servir aux femmes de ménage ce soir. Je vais les impressionner. Bleu comme un ciel calmé, bleu comme une mer d'été... Bleu...

LA BIGOTE

Elle entre, vêtue d'une ultra minijupe, regarde le tableau, puis manifeste sa colère.

B: Honteux ! Scandaleux! Pire encore que ce que l'on m'avait dit ! Il ne devrait pas être permis de se moquer à ce point de la religion. C'est une offense à tous les bons catholiques, à tous les vrais chrétiens ! C'est d'une indécence ! Regardez ! Là ! Le démon qui sourit, qui ironise sur le miracle de la multiplication des pains! Qui se moque des noces de Cana ! Qui se gausse de la grotte de Bethléem ! Qui raille même la vierge de Lourdes ! Mais je vais y mettre bon ordre. Je vais faire interdire ce tableau ! Fermer le musée ! Emprisonner le peintre!

G: Mais il est mort ! le conservateur l'a dit.

B: Même s'il est mort ! Surtout s’il est mort ! Il n'échappera pas à mon châtiment. La mort n'est pas une raison valable pour nier la vraie, la seule Morale. C'est intolérable ! Je m'occupe dans l'instant de faire le nécessaire !

 

LES LYCEENNES

L1: (un paquet de gâteaux à la main) Le prof sera content de nous, nous sommes les premières à voir ce fameux tableau.

L2: Oui. Nous pourrons faire notre compte-rendu pendant la permanence, et lui rendre son devoir avant que lui-même ne soit venu.

L1: Mais le plus difficile, ce n'est pas de se rencontrer, le plus difficile, ce n'est pas de le regarder, le plus difficile, ce sera de l'analyser.

L2: Le prof nous a bien demandé de trouver ce qu'évoquait pour nous cette toile...

L1: Aussi, regardons-la. Oh ! Mais c'est évident ! C'est d'une clarté ! Je n'ai encore jamais vu une peinture aussi facile à lire ! C'est lumineux! Et moi qui craignais de voir un tableau comme on en voit trop souvent parmi les peintres modernes et qui ne représentent rien ! Merveilleux ! Je n'aurais jamais pensé avoir un travail aussi simple !

L2: Quoi ? Tu vois quelque chose là-dedans ?

L1: Mais bien entendu ! Regarde le fond de la toile ! Du bleu, comme le blues que je ressens à l'heure du repas ! Comme maintenant par exemple où j'ai très faim. Et dans ce bleu, l'espoir. Le rouge de la charcuterie de supermarché, le rouge de la viande saignante, le rouge des cerises et des fraises, le rouge des framboises…

G: Ne touchez pas à ce tableau, c'est du Miro, pas du gâteau.

L1: (tragique) Hélas ! Trois fois hélas !

L2: Et le blanc ?

L1: Tout aussi simple. C'est le blanc des œufs à la neige, le blanc du fromage du même nom (Dieu, que celui que me faisait ma grand-mère était bon !), des petits suisses, des yaourts, de la crème chantilly. Ce tableau, c'est le même sujet que le Radeau de la Méduse. Un être affamé qui rêve de bombance. Une publicité avant l'heure pour les restos du cœur. C'est une carte de restaurant, un paradis pour les gourmands. Mais aussi un supplice. Voir tant de bonnes choses devant soi sans pouvoir y goûter. Cela me rendrait presque triste.

L2: Mais tu sais bien que tu es une obsédée de la nourriture, une gourmande invétérée. Et la ligne noire, qu'en fais-tu ?

L1: Mais tu es complètement miraud, ma pauvre fille. Tu ne vois donc pas qu'il s'agit d'une colonne de fourmis qui s’apprête à venir me voler mon casse-croûte ?

Mon sandwich ! Je ne l'ai pas encore mangé ! Vite ! Vite! (elle sort un énorme sandwich de son sac) Je meurs ! Je meurs de faim ! Cette toile où il n'est question que de nourriture m'a mise dans un tel état que je serais prête à manger deux fois, dix fois plus que d'habitude.

L2: Et bien, à la cantine tout à l'heure, il ne va rien rester pour les autres ! Je ne me mettrai pas à ta table. D'ailleurs toutes les autres font leur possible pour ne pas s'asseoir à la même table que toi.

L1: Tant pis pour elles ! Mais toi, qu'as-tu trouvé à dire sur cette admirable peinture gastronomique ?

L2: Oh ! Moi, j'y verrais plutôt le ciel, le ciel pur d'une chaude nuit d'été avec deux étoiles, deux constellations plutôt, l'une rouge et l'autre blanche, séparées l'une de l'autre par un vide, par le néant qui va les absorber si elles tentent de se rejoindre...

L1: Oui, c'est un point de vue, mais je préfère cependant le mien. Ce n'est pas si souvent que les nourritures spirituelles rejoignent les nourritures terrestres...

L2: Allons, rentrons vite, si nous voulons rédiger notre devoir ! Si nous parvenons à être les premières à le rendre, quelle excellente note nous aurons !

L1: Et dépêchons-nous surtout pour ne pas arriver en retard à la cantine !

G: Elle m'a donné faim, la sauterelle ! C'est vrai que j'avais pas fini mon casse-croûte ! Allez ! ça va être la fête des canines, l'anniversaire des molaires, le Noël des incisives ! Mais d'abord s'humecter légèrement le palais. Et voilà ! Ca va mieux ! J’espère simplement qu'ils ne parleront pas tous de bouffe, parce que je ne tiendrai pas le coup jusqu'à ce soir. Ma musette sera trop petite !

 

LA BIGOTE

Elle revient avec un pot de peinture et un pinceau.

B: Et voilà ! J'ai le matériel ! Je vais effacer toutes ces horreurs. Un bon badigeon et ce tableau sera assaini, purifié, désinfecté, aseptisé, sanctifié !

G: Doucement mademoiselle, ou madame. Vous ne toucherez pas à ce tableau !

B: Ce n'est pas vous qui m'en empêcherez ! Mécréant !

G: Allez ! Ouste ! Dehors ! Allez vous faire voir ! Allez vous calmer à l'église. A l'église ou derrière, si vous préférez. Et que je ne vous revoie plus par ici ! C'est un musée et vous n'y ferez pas de scandale !

Il la met dehors pendant qu'elle hurle :

"Mécréant ! Anticlérical ! Athée ! Suppôt de Satan !"

 

 

LES VIEILLES DAMES ANGLAISES

VDA1: Aoh ! Je souhaite à vous le bonjour.

VDA2: Je aussi souhaite le bonjour à toi, vous.

G: Bonjour Mesdames.

VDA1: Qu'il joli est ce..., cette picture.

VDA2: Aoh Yes ! This Miro est vraiment un génial peintre ! Look ce tracé. Il est représenting de marvellous manière notre chère, très aimée queen. Que Dieu sauve Elle !

VDA1: Aoh ! Yes ! Que Dieu sauve notre Queen ! Mais this tableau is not le portrait de elle. It is plutôt un symbole de our lovely pays !

VDA2: You êtes sure ? You croyez very much ? Qu'est-ce qui fait dire à vous that ?

VDA1: Look :...

G: Do not touch this tableau ! It is not du pudding. It is du Miro !

VDA1: Je suis sorry ! Positivement sorry. Excusez-me. I do not recommencerai. (Elle se tourne vers son amie) Look dear, you voyez bien tout ce blue, all that bleu. It is la mer qui entoure notre beau à nous pays. And là, you can see l'Irlande and there, you pouvez voir l'Angleterre.

VDA2 : Peut-être Darling mais I persiste à penser que c'est le portrait de notre à nous chère et bien-aimée Queen. Look ! Look attentivement! C'est bien son chapeau rouge là ! No ? Son marvellous bibi ! So élégante !

VDA1: Vous peut-être avez raison ou moi aussi perhaps. Il serait sans doute opportun de demander à ce gentleman de départager nous dans cette passionnante discussion.

VDA2: What a good idée ! Mister gardien please. Que pensez-vous de this marvellous peinture ?

G: Rien, nothing. I am not here pour penser but pour garder, and do not surtout touch this tableau ! It is not du pudding. It is du Miro !

VDA1: This mangeur de grenouilles is not connaisseur en tableaux. Nous jamais n'aurons the solution. Tant pis !

VDA2: Aoh tant pis. Maintenant, if nous allions boire une cup of tea.

VDA1: What une bonne idée. Une cup of tea. I en bave of avance. Come on dear !

Elles sortent.

G: Une cup of tea, une cup of tea. Ca ne vaut pas un bon coup de rouge. Allez mesdames, à la vôtre. Et transmettez mes amitiés à votre Queen, à sa mère, et surtout à toutes les petites anglaises que j'ai rencontrées dans ma jeunesse. Et aussi à la Camilla. Elle me plaît bien celle-là, et je lui dirais bien deux mots en particulier.

 

LES AMOUREUX

Ils entrent, se tenant par la main, observent le tableau, puis :

LUI: Marjolaine chérie, quand viendras-tu vivre avec moi ?

ELLE: Je ne sais pas. peut-être jamais.

LUI: Mais, je t'aime, et je crois que tu m'aimes.

ELLE: C'est vrai que je t'aime, mais j'ai peur de vivre avec toi.

LUI: Peur ? Je te fais peur ? Que crains-tu ? Que je ne sois brutal ? Explique-toi. Chaque fois que je te propose de partager ma vie, tu me dis que tu as peur. Mais de quoi grands dieux?

ELLE: J'ai peur de ta conception de la vie, de l'insécurité permanente où tu me ferais vivre. Pour toi, l'existence est comme ce tableau. Il y a toi, (elle montre l'une des taches)...

G: Ne touchez pas au tableau, c'est pas du gâteau, c'est du Miro !

ELLE: Excusez-moi. Je reprends. Dans ta tête, il y a toi, il y a moi (elle montre l'autre tache), et en dehors de nous deux, rien d'autre que notre amour. Tu ne tiens aucun compte de la réalité, des contraintes matérielles. Tu ne vis qu'affectivement. Et tu vois, cette ligne entre ces deux taches qui nous représentent ?

LUI: Oui, je la vois. Mais ce que tu dis m’inquiète. Tu me fais peur à ton tour.

ELLE: Cette ligne, si nous vivons ensemble, un jour s'élargira, nous séparera. Cette ligne contient tout ce que tu ne veux pas voir, tout ce que tu te caches. Elle contient le travail, les autres que tu méprises, mais qui existent tout de même, elle contient les soucis financiers avec lesquels tu as pris l'habitude de vivre, mais auxquels je ne pourrais m'accoutumer. Elle contient bien d'autres choses encore qui ne me viennent pas à l'esprit maintenant, toutes les choses auxquelles tu n'attaches pas d'importance, mais qui comptent pourtant. Qui sont tout simplement la Réalité. Cette réalité que tu ignores, devant laquelle tu te bouches les yeux...

LUI: Mais que puis-je faire pour te convaincre d'essayer ?

ELLE: Rien, ou plutôt si. Tu peux tenter d'être un peu plus réaliste, un peu moins rêveur, d'avoir davantage les pieds sur terre.

LUI: Mais j'ai fait des efforts ! Je n'ai plus qu'un petit million de francs de dettes, j'ai trouvé un travail stable. Mais crois-tu que tu m'aimeras toujours si je deviens comme tous les autres, si je décide, comme tout le monde d'acheter mon petit pavillon, d'économiser pour mes vieux jours, de vivre avec ce souci permanent du confort, de la sécurité ? Penses-tu que je pourrai être heureux dans cette vie ordinaire, dans cette médiocrité ? Mon bonheur a besoin de légèreté, d'espace, d'amour, de liberté comme l'exprime ce tableau. Regarde bien ces deux cœurs, nos deux cœurs qui évoluent librement dans cet univers à peine assombri par cette ligne...

ELLE: Alors, c'est insoluble. Tu ne possèdes aucun sens du raisonnable. Nous ne pourrons jamais vivre ensemble.

LUI: Tu ne veux vraiment pas essayer ?

ELLE: Il vaut mieux pas. Je ne veux pas prendre le risque de cesser de t'aimer. En nous voyant lorsque nous en avons envie tous les deux, seulement pour partager des moments agréables, nous pourrons continuer à nous aimer longtemps, longtemps.

(Ils sortent sur la fin de la réplique).

G: Et je t'aime, et je t'aime mais je ne veux pas de toi. Il y a des gens qui sont particulièrement doués pour se compliquer l'existence ! Alors qu'il serait si simple de vivre selon ses envies sans se préoccuper de l'avenir. On s'aime ? Alors profitons-en ! Tant pis pour ce qui arrivera ensuite !

 

L'ILLUMINE

Il entre, l'air agité, regarde le tableau, puis se met à délirer. Les mots sortiront de sa bouche comme une diarrhée (Je ne mets pas de ponctuation volontairement pour laisser toute liberté à l’acteur.)

I: Quel chef d’œuvre pictural voilà qui interpelle l'observateur quelque part au niveau de son vécu intime de son moi profond de son ego trigonocéphale on sent que le créateur de génie qui a construit cet édifice spatio-temporel a su s'évader de la normalité sclérosante de ses inhibitions castratrices de ses tendances à une certaine anorexie spirituelle on l'imagine s'orientant dans le magma des incongruités unidimensionnelles en s'orientant dans l'espace-temps grâce à une horloge une grande et belle comtoise qui lui a servi de boussole qui lui a permis de s'arracher aux forces démotivantes de son subconscient passéiste et rétrograde des philosophies de Nietzsche Kierkegaard ou Spinoza de dépasser même l'animisme orientaliste et d'atteindre un monde mystique et mythique à la fois par une connexion sidéro-terrestre une péréquation suprasegmentale faite de la synchronisation coaxiale de la stéréoscopie jésuistico-janséniste prônée par l'illustrissime Blaise Pascal et de la thermoluminescence ésotérique de la cabbale hispano-judaïque cette sérénité n'est pas sans évoquer indubitablement celle que l'on peut ressentir occasionnellement plongé dans la baignoire d'une auberge de campagne en un mot comme en cent la thermostructure vaporeuse de ce tableau néantisée par un passage dans le tohu-bohu corrosif des services parfois insuffisants de la poste ou d'un synchrocyclotron tactique et stratégique évoque l'archétype de l'Auvergnat à l'esprit éclairé ou dit de manière un peu abstraite cette peinture je la trouve plutôt sympa et si j'avais des sous je me l'offrirais volontiers.

Et il sort, laissant le gardien abasourdi

 

 

LE TECHNICIEN ET LE MATHEUX

M: Quel magnifique tableau ! 2m50 sur 3m12. Cela lui fait une aire de 7,8 mètres carrés très exactement...

T: Mais l'important, c'est que le peintre a utilisé des brosses en poil de martre...

M: Et si l'on estime...

G: Ne touchez pas à ce tableau, c'est pas du gâteau, c'est du Miro !

M: Et si l'on estime à 1,17mm l'épaisseur moyenne de la couche de peinture...

T: Des martres chassées dans le grand Nord canadien en mars, ce sont celles qui fournissent le poil de meilleure qualité...

M: On peut calculer sans la moindre difficulté le volume de produit utilisé par le peintre, à savoir 9 126 000 millimètres cubes, c'est à dire 9 126 centimètres cubes de peinture à l'huile ! Impressionnant, non ?

T: Même si certains recommandent la martre de Russie. Mais ce qui m'impressionne davantage (il se rapproche)...

G: Ne tou...

T: Je sais, c'est pas du gâteau.

Ce qui m'impressionne davantage, c'est que Miro a utilisé une toile tissée à la main dans le petit village de Castell de Fells en Espagne, le village de pêcheurs où il allait passer ses vacances durant son enfance, comme le montre l'odeur de sardine qui se dégage de ce tableau.

M: Il n'en reste pas moins que le prix de revient d'une telle œuvre peut être estimé, compte tenu des réductions dont Miro a pu bénéficier, à une somme avoisinant 253 francs et 32 centimes, et que les experts l'évaluent à 872 millions de francs. Quelle plus-value ! C'est tout de même bien plus rentable que le livret de caisse d'épargne !

C'est décidé, je me mets à la peinture ! (et il sort).

T: Impressionnant ! Il est parvenu à utiliser sans qu'une différence notable n'apparaisse des peintures de la marque Lefranc, d'autres de la marque Michel-Ange et enfin des peintures qu'il a fabriquées lui-même. Et cela ne se voit pas! (dernière réplique en sortant).

 

LES HISTORIENS

Le premier historien entre, admire le tableau un instant, puis commence à parler. Le second entrera peu après le début de son discours.

H1: C'est clair, évident, limpide comme de l'eau de roche ! Il s'agit là d'une fresque historique expliquant l'origine des nombreuses guerres qui ont opposé la France et l'Allemagne.

H2: Mais point du tout, cher collègue.

H1: Tiens, cher ami, vous étiez là ? Je ne vous avais pas vu.

H2: Je suis entré peu après vous, à l'instant même où vous commenciez à élucubrer au sujet de cette toile.

H1: Elucubrer ? Vous allez fort ! Regardez bien cette toile, soyez attentif à mes explications, et vous serez obligé de vous rallier à mon point de vue.

H2: Allez-y, je vous écoute, je suis tout ouïe. Mais soyez persuasif, car je suis convaincu d'avoir raison.

H1: Vous voyez tout ce bleu ? C'est l'empire de l'empereur Charlemagne. Or, vous qui vous présentez comme un grand historien, même si cette époque n'est pas votre spécialité, vous n'êtes pas sans savoir que cet empire fut partagé après sa mort.

H2: Evidemment.

H1: L'Empire fut donc partagé par le désastreux traité de Verdun, en trois parties : L'Ouest, la France si vous préférez, qui alla à son fils Charles, représenté par cette tache...

G: Touchez pas à mon tableau ! C'est pas du gâteau, c'est du Miro !

H1: L'Est, qui correspond à peu près à l'Allemagne actuelle, qui revint à Louis, représenté ici par l'autre tache, et entre les deux, comme une lézarde, comme une blessure dans le bel empire, la Lotharingie, la Lorraine et quelques petites provinces, héritage de Lothaire, et que les deux grands pays n'ont cessé de se disputer depuis.

H2: Cher collègue, quelle imagination ! Votre histoire est vraie, mais l'appliquer à ce tableau dont le sujet est la Guerre d'Espagne ! Vous poussez le bouchon un peu loin. Ecoutez-moi plutôt.

H1: Le moins que je puisse faire est bien de vous écouter poliment, courtoisement, aimablement débiter vos calembredaines.

H2: Je ne relèverai pas ce mot de calembredaines. Et pourtant...

Dans ce pays d'Espagne à majorité très catholique, et représenté par le bleu, deux camps s'affrontent. Les républicains, les rouges que vous voyez ici...

G: Touchez pas...

H2: Et vous, ne m'interrompez pas ! Suivez plutôt et prenez des notes. J'interrogerai à la fin du cours. Et il y aura des heures de colle pour ceux qui n'auront pas écouté !

(Le gardien réagit et le menace)

Pardon. Excusez-moi, je me croyais au lycée avec mes élèves. Donc les rouges ici, et là, les Blancs, les partisans de Franco. Et le pays est déchiré par cette guerre fratricide, comme l'indique cette balafre noire.

H1: Fariboles ! Délire d'un cerveau trop souvent et mal masturbé ! Vous êtes désopilant.

H2: Désopilant ? Moi ? Espèce de ramolli des neurones !

H1: Abruti !

H2: Cervelle de piaf !

H1:Triple buse !

H2: Butor ! Imbécile !

H1: Nigaud ! Idiot !

H2: Ignorant ! Analphabète !

G: Restez calmes, s'il vous plaît !

H1: Vous, ne nous interrompez pas !

(il se tourne vers son collègue)

Inculte ! Ignare ! Pithécanthrope !

H2: Illettré ! Noix ! Crétin !

H1: Andouille ! Triple idiot ! Bougre de… !

H2: Pauvre mec ! Petit con ! Incorrigible crétin !

H1: Ane bâté ! Bourrique ! Australopithèque !

H2: Historien de mes deux fesses ! Bachi-bouzouk ! Cloche !

H1: Cucul la praline ! Benêt ! Maraud !

H2: Fat ! Lourdaud! Coquin !

H1: Faquin ! Gueux! Raisonneur !

H2: Pendard ! Faiseur de fagots! Fou fieffé !

H1: Trompeur ! Pendard ! Bélître !

H2: Connard ! Tête de lard ! Freluquet !

H1: Niais ! Malotru ! Sycophante ! Double zéro pointé ! Minus habens ! Handicapé cérébral !

H2: Je m'avoue vaincu ! Je n'ai plus une seule insulte en réserve. Vous avez gagné, cher ami, mais je prendrai ma revanche. Dès la semaine prochaine. Je vous donne rendez-vous à l'occasion de la réunion du conseil d'établissement. Et là, c'est moi qui gagnerai !

H1: J'y serai, mais affûtez votre dictionnaire si vous voulez l’emporter.

H2: A Bientôt donc !

H1: Au revoir cher collègue. A propos, j'ai bien aimé votre "ramolli des neurones". Vous pouvez en être fier.

H2: Merci du compliment. Je tâcherai de trouver mieux pour la prochaine fois.

Et ils sortent, bras dessus, bras dessous.

G: Ah ! Il est beau l'enseignement. Des demi-fous à qui nous confions nos enfants ! Quand ils ne sont pas complètement dingues, ils font de la politique. Ce n'est pas étonnant qu'il y ait des accidents sur les routes ! Voilà que moi aussi, je dis n'importe quoi ! Il vaut mieux que je me contente de garder.

 

LES CLIENTS DE L'AGENCE MATRIMONIALE

Un homme entre, une pompe à vélo à la main, portant un chapeau melon, des bottes de caoutchouc.

H: Pardon, gardien. Avez-vous vu une femme ?

G: J'en ai vu plusieurs depuis ce matin. Comment est celle que vous cherchez ?

H: Vous l'avez sûrement remarquée si elle est venue. Je vais vous la décrire : F 26a Div profit Belle grande allure grande blonde yeux bleus cherche homme riche élégant riche intelligent riche cultivé riche grand. rv 14h musée devant le tableau de Miro avec pompe à vélo. J'aurai une plante verte.

G: Etes vous certain de correspondre à ce qu'elle désire ?

H: Je pense remplir toutes les conditions ou presque. Je suis riche, très riche, et, je me trompe peut-être, mais il m'a semblé que pour elle cela avait une certaine importance.

G: Je vous souhaite d'avoir raison. Mais vous n'avez rien de plus précis comme description ?

H: Non. La directrice de l'agence doux foyer m'a donné sa fiche hier après-midi, et je ne l'ai jamais vue.

G: Elle ne devrait pas tarder à arriver. Il est 15 heures. Une heure est un retard très raisonnable pour une jolie femme.

H: Merci de me rassurer. Je craignais de l'avoir manquée. Il faut vous dire que depuis ce matin, j'accumule tous les ennuis. Mon chauffeur a la grippe, ma voiture est en panne, et j'habite loin d'ici, au bord du lac. J'ai dû faire la route à pieds. C'est pourquoi j'ai mes bottes, car avec des chaussures de ville, je ne peux pas marcher longtemps car je sue, je sue énormément, et j'ai mal aux pieds. C'est que j'ai les pieds sensibles depuis mon service militaire. On nous a fait tellement marcher, contremarcher, défiler, parader que je n'ai jamais pu m'en remettre. Ceci pour vous expliquer pourquoi j'ai recours à une agence matrimoniale, car lorsque je vais dans une discothèque avec mes bottes, j'ai le plus grand mal à lier connaissance avec de jeunes personnes.

G: Croyez bien, cher Monsieur, que je compatis à vos ennuis. Moi-même... Mais j'entends du bruit. C'est peut-être votre dulcinée.

H: Je le souhaite. Mais je tremble à l’idée de la décevoir... C'est elle! Je reconnais la plante verte ! Qu'elle est belle ! Magnifique ! La femme de mes rêves !

Apparaît une énorme plante verte suivie d'une femme aussi mal fagotée que possible. Elle a un défaut de prononciation.

H: Madame, vous êtes bien la dame envoyée par l'agence ? Vous êtes bien Eulalie Durand ?

F: Oui Monsieur. Et vous êtes bien le Comte Adhémar Gontran Eusèbe de la touffe rasée.

H: Evidemment, chère Madame. Que vous êtes belle ! Digne de devenir comtesse.

F: Oh ! Monsieur le Comte ! Vous allez me faire rougir ! Je suis impressionnée à l'idée de parler à un con... un vrai con... un comte authentique ! Vous êtes bien un vrai con… con… comte au moins ? Jamais encore je n'avais eu l'occasion de voir un comte de près. Et devenir comtesse… un rêve ! Pourvu que je vous plaise!

H: Mais c'est déjà fait ! Si nous allions prendre une petite collation. Mais avant, il nous faut passer à la banque pour que je vous montre l'état de mon patrimoine, tout ce que vous allez posséder lorsque nous serons mariés.

F: Oh ! Ce n'est pas aussi important que cela, vous me plaisez aussi beaucoup comme homme Monsieur le comte...

H: Maintenant que nous sommes certains ou presque de nous marier, ne m'appelez plus Monsieur le Comte, appelez-moi d'un nom plus intime, Adhémar ou Gontran ou Eusèbe, par exemple. Ou autrement si vous préférez.

F: Si cela ne vous gêne pas, je vous appellerai Marcel.

H: Ah non ! Pas Marcel ! C'est le nom de mon chauffeur. Trouvez autre chose.

F: Toto alors ?

H: Va pour Toto ! Maintenant dépêchons-nous, Eulalie. Et nous nous rendrons à la mairie pour retirer les papiers nécessaires à notre mariage. Au revoir gardien. Vous m'avez porté chance. Je vous ferai parvenir un chèque de quelques milliers de francs pour vous remercier.

G: C'est trop...

F: Oui Toto. Il a raison. C'est trop, c'est bien trop. Serrer votre main, serrer la main d'un vrai con… comte, d'un con… comte authentique est une faveur qui vaut bien tout l'argent de la terre.

H : Une jolie femme a toujours raison

(et il serre la main du gardien, puis ils sortent).

G: Voilà un beau couple. Assorti physiquement. Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai comme l'impression qu'elle va le mener par le bout du nez... et lui vider rapidement son compte en banque. En tous cas, elle vient de m’empêcher d'avoir un joli pourboire. On n'en a pas si souvent dans mon métier, surtout d'aussi beaux que celui qu'il m'annonçait.

 

L'AVEUGLE

 

Entre un aveugle, accompagné de son guide.

A: Nous y sommes ?

GU: Nous y voici.

A: Regarde bien, et raconte-moi.

GU: C'est une grande toile bleue...

A: Bleue ? Quel bleu ?

GU: Un bleu intense. Pas celui des yeux d'une vedette de cinéma américaine. Ce n'est pas non plus le bleu du ciel par une chaude journée d'été. C'est plutôt comme le bleu profond des mers tropicales, un bleu qui donne envie d'y plonger pour se purifier, pour y chercher la sérénité, la joie, loin des passions, des colères, des tourments...

A: Je vois. Continue. Qu'y a-t-il encore ?

GU: En haut à gauche, il y a une sorte de tache rouge...

A: Une tache rouge ?

GU: Oui, d'un rouge vif, un rouge qui évoque le sang, la vie, l'humanité dans ce qu'elle a de dynamique, de vivant au sens noble du terme. C'est de cette couleur qu'on imagine le signe des croisés du Moyen-Age. Un rouge plein de noblesse et de foi.

A: Je le conçois bien. Que vois-tu encore ?

GU: En bas, sur la droite, une autre tache.

A: Rouge aussi ?

GU: Non. Blanche. Un blanc virginal, un blanc parfait, celui de la colombe de la paix...

A: C'est tout ?

GU: Entre les deux, comme une frontière, une ligne noire.

A: Rectiligne ?

GU: Non. Pas vraiment.

A: Y a-t-il autre chose ?

GU: Non, c'est tout.

A: Tant mieux. Le tableau aurait été trop chargé. Ce tableau me semble magnifique. De plus, il émet des sortes de vibrations apaisantes. Je l'aime beaucoup. Nous reviendrons le voir demain.

Ils sortent.

G: Surprenant ! Je n'ai jamais compris comment on pouvait être aveugle et ne pas se révolter. Ces types-là je les admire. Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Voilà que je m'attendris. Il me faut reprendre mon attitude de gardien sans état d'âme. C'est indispensable si je veux tenir pendant toute cette exposition.

 

LES MEMES QUI VIENNENT S'ABRITER

 

Une "vieille" paysanne entre, son cabas … la main et se plante devant le tableau...

P1: Ben alors ! Ben alors ! Chi je m'attendais à cha ! cha ch'est churprenant !

P2: (entrant dans la même tenue) Mais j'avais bien vu ! Ch'est la mère Chéchile ! Qu'est-che que vous faites donc par ichi commère ? Je ne chavais pas que vous aimiez la peinture ! Mais il y a chi longtemps que je ne vous ai pas vue !

P1: Che n'est pas que j'aime cha, mais il commenchait à pleuvoir, et j'ai oublié mon parapluie. Alors je chuis entrée dans che mujée pour m'abriter. Mais comment cha va chez vous ?

P2: Oh ! cha va, cha va. Et chez vous ? Votre aîné va bien ? Il est choldat je crois ?

P1: Pas choldat ! Il était choujoffichier, dans l'aviachion. Mais il est à la retraite maintenant. A quarante-chijans ! Alors il ch'est mijà travailler. Il est en Arabie chaoudite.

P2: L'Arabie Chaoudite ! Mais qu'est-che que ch'est ?

P1: Ch'est un pays où il fait chaud et où il ne pouche que du chable et de l'échenche.

P2: Mais qu'est-che qu'il fait là-bas ?

P1: Il apprend aux arabes à che chervir des michiles ! Mais et votre Thérèje ?

P2: Elle est mariée, elle a des jenfants, et elle garde des petits de la dache.

P1: La Dache ? Je ne connais pas chette chitoyenne.

P2: Mais la dache, ch'est pas une femme ! Chez l'achichtanche !

P1: Ah bon. Mais alors, elle a bien du mérite. Ches pauvres goches. Oh pour chur, elle a du mérite.

P2: Elle a du mérite, mais votre deujiéme, le Bernard, toujours inchtituteur ?

P1: Il n'est plus inchtituteur, il est directeur d'une école.

P2: Mais alors, il est devenu quelqu'un !

P1: Pour chur. Mais chon travail n'est pas fachile, avec toutes ches maîtreches ! Douje qu'il en a !

P2: Des maîtreches ? Douje ? Quelle chanté ! On croirait pas à le voir !

P1: Bé non ! Pas des maîtreches comme vous penchez ! De chelles-là, il en a moins ! Ch'est pas un obchédé du tagada ! Enfin je crois pas. Je causais des maîtreches d'école. Ch'est que ch'est pas des femmes comme les jautres. Elles chont pas obéichantes. Mais votre Catherine, comment qu'elle va ?

P2: Oh, elle va bien je chuppoje. Je ne l'ai pas vue depuis plujieurs jours. Elle travaille à la chécurité chochiale, et elle est pas commode ! Un jour, je chuijallée la voir travailler : Un plaijir ! Comme elle leur rendait leurs dochiers, à ches clients ! Et qu'il te manque une vignette ! Et la chignature ! Et ch'est l'heure de la pauje ! Et tutti frutti ! Elle ne pache pas plus d'un client par jour ! Et encore, chi elle est de bonne humeur ! Et puis, elle che fait chouvent porter malade, et elle voyage, et je rechois de temps-j-en temps de ches nouvelles sur de belles cartes pochtales.

P1: Elle en a de la chanche. Ch'est moi qui aurais voulu voir du pays quand j'étais jeune !!! Mais, chi on regardait chette peinture !

P2: Ch'est une idée, cha. Cha me fera des chojes à raconter à mes drôlèches. Elles cheront bien attrapées de chavoir que je chuis venue à l'ekchpojition !

P1: (Après un temps de silence) On dira che qu'on voudra, mais cha vaut pas le calendrier des pochtes.

P2: Pour chur que ch'est pas des chojes comme on en voit par chez nous !

P1: Oh oui. Cha doit être des images d'Amérique. Un champ de Coca Cola.

P2: Chans doute. Ou un champ de hot dog comme ils dijent.

P1: L'averche a dû chécher. Chi on chortait ?

P2: Oh oui, et vous me paierez bien un café ?

P1: Bien chur, et même le pouche café.

P1 et P2 : (en sortant) On dira che qu'on voudra, mais cha ne vaut pas le calendrier des pochtes.

 

 

LE NATIONALISTE PUIS L'ECOLO :

N: Voilà une toile qui me va droit au cœur ! On sent qu'il s'agit de l’œuvre d'un vrai Français, d'un Français comme le Jean-Marie de La Trinité sur mer !

Vive la France !

Vive le bleu !

Vive le blanc !

Vive le rouge !

Vive le bleu blanc rouge !

Une œuvre militante d'un Français de pure souche ! Voilà notre France représentée dans ses trois couleurs ! Une déchirure hélas, cette invasion des métèques, des Espagnols par exemple. (Tout en parlant, il s'est approché de la toile)

G: Touchez pas à mon tableau ! C'est pas du gâteau, c'est du Miro !

N: Miro ! Un nom bien de chez nous! Miro ! Un nom qui sonne bon le terroir de notre belle France ! Je l'avais senti. Rien qu'à voir sa peinture, on sent que ce génie est amoureux fou de son pays, de son histoire de Jeanne d'Arc et Napoléon, de Pétain et Jean-Marie. Et là, cette blessure, ce cancer qui ronge notre nation, les étrangers, les espagnols surtout, mais notre Saint homme de La Trinité saura y mettre bon ordre, on peut lui faire confiance. La France aux Français ! Ce peintre mérite d'être affiché dans toutes les mairies. Qu'on en fasse sur le champ un héros national !!!

E: (entrant, un œil au beurre noir, les cheveux en bataille, les vêtements en désordre) Oh les salauds ! Qu'est-ce qu'ils m'ont mis !

N: Qui vous a fait ça ? Je parie que ce sont encore un de ces étrangers qui agressent nos femmes, volent, pillent, tuent, et j'en passe...

E: Vous n'y êtes pas ! Ce sont les flics pardi ! Qui voulez-vous que ce soit d'autre ? Il n'y a que des flics pour taper aussi dur !

N: Mais vous avez dû le chercher ? Vous êtes peut-être un voleur ?

E: Mais non, je ne ferais pas de mal à une mouche.

N: Vous êtes étranger alors ? Bien que cela ne se voie pas !

E: Vous n'y êtes pas ! Je suis bien Français, au moins autant que vous !

N: Alors, vous êtes communiste ou socialiste. Et dans ce cas, vous l'avez bien cherché. Etre étranger, on ne l'a pas fait exprès, je peux à la rigueur le comprendre, mais pour être communiste, ou socialiste, il faut être vicieux, il faut le faire volontairement. Il n'y a ...

E: Vous avez bientôt fini de dire des conneries ! Si les flics m'ont frappé, c'est parce que je manifestais pour...

N: Vous voyez bien que j'ai raison ! Il n'y a que des communistes pour manifester...

E: Mais laissez-moi finir ! Je manifestais pour les crapauds.

N: Les crapauds ! Mais vous êtes complètement fou ! Ce n'est pas les flics qu'il vous faut, c'est un psychiatre!

E: Savez-vous que chaque année, 70 millions de crapauds se font écraser sur les autoroutes en tentant de rejoindre leurs lieux de reproduction ? Je manifestais pour que soient construits des passages souterrains pour qu'ils puissent traverser sans danger...

N: Ah ! Vous faites partie de ces hurluberlus d'écologistes ! Tant que vous vous occupez des crapauds, ce n'est pas trop grave. Mais que pensez-vous de ce tableau ? Puisque vous êtes ici, autant en profiter.

E: Ce Miro ? Je le connaissais. Miro est l'un des peintres espagnols que je préfère.

N: Il est Espagnol ? Vous en êtes sûr ? certain ? Sûrement certain ? Certainement assuré ?

E: Certain. Il était même natif de Barcelone.

N: Finalement, ce tableau ne me plaît pas. (et il sort)

E: Bon ! Les flics doivent être partis... je vais pouvoir reprendre ma manif. Ah ! Ce tableau ! Génial ! La planète bleue, et là, comme des verrues, la guerre (il montre le rouge)

G: Ne touchez pas à ce tableau ! C'est pas du gâteau, c'est du Miro !

E: La guerre, et cette verrue blanche, la sécheresse qui s'étend. Et entre les deux, comme une lézarde, comme une blessure qui va faire éclater le globe, le danger nucléaire. Ne nous attardons pas. (Et il sort en scandant) Sauvez les crapauds ! Des passages pour nos crapauds !

G: (resté seul et ramassant sa musette) Et voilà ! Cette journée est finie ! Finalement, elle n'a pas été aussi pénible que je ne le redoutais. J'ai vu toutes sortes de gens, et, surtout, j'ai compris la vraie signification de la peinture abstraite. Chacun de ceux qui sont passés ici ont regardé ce Miro et y ont trouvé leurs pensées, leurs fantasmes, leurs obsessions, ce qu'un portrait ou un paysage ne leur aurait pas permis de faire. Surtout (il s'adresse franchement au public), ne cherchez pas l'explication d'une toile non figurative, et même de n'importe quelle création artistique, auprès des critiques d'art ou autres théoriciens. Ces gens-là ne vous vendent que leurs élucubrations personnelles, plus ou moins sincères, mais toujours sans intérêt. Une œuvre d'art, quelle qu'elle soit, doit parler à votre cœur, à votre sensibilité, à votre inconscient. Si elle le fait, elle est bonne pour vous. N'oubliez jamais qu'en créant, l'artiste essaie de vous parler. Bon ! Voilà que moi aussi je théorise. Au revoir à tous. Et pendant que je ne serai pas là, ne touchez pas à mon tableau ! C'est pas du gâteau, c'est du Miro !

 

 

RIDEAU.

 

Bernard VOLDOIRE.